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fier et la tête haute, s'avançait sur le maigre Rossinante. Sancho, pressé de parler, commença la conversation.

Monsieur mon maître, dit-il, je supplie votre chevalerie errante de ne pas perdre de vue cette île qu'elle m'a promise. Je puis vous répondre que celle-là, quelque grande qu'elle soit, ne sera point mal gouvernée. Ami Sancho, répondit don Quichotte, de tous temps les chevaliers ont eu pour coutume de donner à leurs écuyers les îles ou les royaumes dont leur valeur les rend maîtres: tu sens bien que je ne voudrais pas déroger à ce noble usage. Je ferai mieux: la plupart des chevaliers dont je te parle attendaient que leurs écuyers fussent vieux pour récompenser leurs services, en leur donnant soit un comté, soit un marquisat, qui n'était souvent qu'une méchante province; mais moi, si Dieu nous laisse vivre, je pourrais bien, avant six jours, conquérir un si grand empire, qu'un des royaumes qui en dépendront, sera justement ton affaire. Ne regarde pas cet événement comme difficile ou extraordinaire; dans le métier que nous faisons rien n'est plus simple et plus commun. Cela étant, reprit Sancho, une fois que je serais roi, Thérèse, ma femme, serait donc reine, et mes petits drôles infants?-Qui en doute ?— Moi, j'en doute, parce que je connais ma femme, je vous assure qu'il pleuvrait des couronnes, qu'aucune ne pourrait bien aller à sa tête. Je vous en préviens d'avance, elle ne vaut pas deux maravédis pour être reine: comtesse, je ne dis pas non; encore nous y aurions du mal.-Ne t'en inquiète pas, mon ami; Dieu saura lui donner ce qu'il lui faut. Quant à toi, ne va pas être si modeste que de te contenter à moins d'un bon gouvernement.-Oh! que votre seigneurie soit tranquille; je m'en rapporterai là-dessus à vous seul. Un maître aussi puissant et aussi bon saura bien se qui me convien .

CHAPITRE III.

Comment dọn Quichotte mit fin à l'épouvantable aventure des moulins à vent.

DANS ce moment, don Quichotte aperçut trente ou quarante moulins à vent; et regardant son écuyer: Ami, dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits. Vois-tu là-bas ces géants terribles? Ils sont plus de trente: n'importe, je vais attaquer ces fiers ennemis de Dieu et des hommes. Leurs dépouilles commenceront à nous enrichir. Quels

géants, répondit Sancho? Ceux que tu vois avec ces grands bras qui ont peut-être deux lieues de long.-Mais, monsieur, prenez-y garde; ce sont des moulins à vent ; et ce qui vous semble des bras n'est autre chose que leurs ailes.—Ah ! men pauvre ami, l'on voit bien que tu n'es pas encore expert en aventures. Ce sont des géants; je m'y connais. Si tu as peur, éloigne-toi, va quelque part te mettre en prière, tandis que j'entreprendrai cet inégal et dangereux combat.

En disant ces paroles, il pique des deux, sans écouter le pauvre Sancho, qui se tuait de lui crier que ce n'était point des géants, mais des moulins, sans se désabuser davantage mesure qu'il en approchait. Attendez-moi, disait-il, attendezmoi, lâches brigands; un seul chevalier vous attaque. A l'instant même un peu de vent s'éleva, et les ailes se mirent à tourner. Oh! vous avez beau faire, ajouta don Quichotte ; quand vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous n'en serez pas moins punis. Il dit, embrasse son écu; et, se recommandant à Dulcinée, tombe, la lance en arrêt, sur l'aile du premier moulin, qui l'enlève lui et son cheval, et les jette à vingt pas l'un de l'autre. Sancho se pressait d'accourir au plus grand trot de son âne. Il eut de la peine à relever son maître, tant la chute avait été lourde. Eh! monsieur, dit-il, je vous crie depuis une heure que ce sont des moulins à vent. Il faut en avoir d'autres dans la tête pour ne pas le voir tout de suite. Paix! paix! répondit le héros, c'est dans le métier de la guerre que l'on se voit le plus dépendant des caprices de la fortune, surtout lorsqu'on a pour ennemi ce redoutable enchanteur Freston. Je vois bien ce qu'il vient de faire: il a changé les géants en moulins pour me dérober la gloire de les vaincre. Patience! il faudra bien à la fin que mon épée triomphe de sa malice. Dieu le veuille! répondit Sancho en le remettant debout, et courant en faire autant à Rossinante, dont l'épaule était à demi déboîtée.

Notre héros, remonté sur sa bête, suivit le chemin du port Lapice, ne doutant pas qu'un lieu aussi passager ne fût fer ile en aventures.

CHAPITRE IV.

Aventure de Don Quichotte avec deux moines.

APRÈS trois heures de marche nos aventuriers découvrirent le port Lapice. Pour le coup, s'écria don Quichotte, nous pouvons ici, mon frère Sancho, enfoncer nos bras jusqu'

au coude dans ce qu'on appelle aventures. Mais souviens. toi, sur toutes choses, de l'important avis que je vais te donner: Quand bien même tu me verrais dans le danger le plus terrible, garde-toi de mettre l'épée à la main, et de t'y précipiter: il ne t'est permis de combattre que dans le cas où ceux qui m'attaqueraient seraient de la populace. Lorsque ce sont des chevaliers, il t'est défendu par nos lois de t'en mêler en aucune manière. Soyez tranquille, répondit Sancho, jamais aucun de vos ordres ne sera mieux exécuté que celui-là. Naturellement je suis pacifique, ennemi du bruit, des querelles. Cependant, si l'on en veut à ma personne, je me défendrai de mon mieux, sans me soucier d'aucunes lois.-Tu feras bien; ce que je t'en dis n'est que pour retenir le preinier mouvement et l'impétuosité de ta valeur naturelle. Oh! monsieur, je la retiendrai. Vous pouvez être bien certain que je garderai ce précepte aussi religieusement que celui de ne rien faire le dimanche.

Comme il parlait, don Quichotte aperçut deux religieux bénédictins, montés sur deux grandes mules, qui lui parurent des dromadaires. Chacun avait son parasol et ses lunettes de voyage. Derrière eux venaient leurs valets à pied; plus loin un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes à cheval. Dans ce carrosse était une dame de Biscaye qui s'en allait à Séville rejoindre son mari prêt à passer aux Indes. Les deux religieux ne voyageaient pas avec cette dame; mais ils suivaient la même route. Dès que don Quichotte les découvrit: Ou je me trompe, dit-il à son écuyer, ou je t'annonce une aventure telle qu'on n'en a point encore vue. Ces figures noires que tu vois venir à nous ne peuvent être que deux enchanteurs qui ont sûrement enlevé quelque princesse, et l'emmènent dans ce carrosse. Tu sens, mon ami, que je ne puis passer cela. Monsieur, répondit Sancho, regardez-y bien, je vous prie; prenez garde de vous tromper. Ceci serait plus sérieux que l'histoire des moulins à vent. J'ai beau regarder, je ne vois que deux moines et une dame qui voyagent. Je t'ai déjà dit, reprit don Quichotte, que tu ne t'entends point du tout en aventures; et je vais te prouver tout à l'heure que ce que je soupçonne est vrai.

A. ces mots, il pousse Rossinante, arrive auprès des béné dictins Satellites du diable, leur crie-t-il, rendez sur-lechamp la liberté, à ces hautes princesses que vous avez enlevées, ou préparez-vous à recevoir le châtiment de votre audace. Les moines surpris arrêtent leurs mules. Seigneur chevalier, répond l'un d'eux, bien loin d'être ce que vous

dites, nous sommes deux religieux de saint Benoît, qui voy ageons pour nos affaires. Vous pouvez compter que nous ignorons si les personnes qui viennent dans ce carrosse sont des princesses enlevées... On ne m'abuse point, interrompt don Quichotte, avec de douces paroles: je vous connais trop, canaille maudite. Il court aussitôt, la lance baissée, contre un des pauvres religieux, qui n'eut que le temps de se jeter en bas de sa mule. Son compagnon, effrayé, pique la sienne le mieux qu'il peut, et s'échappe dans la campagne. Sancho, voyant le moine par terre, descend promptement de son âne, saisit le bénédictin, et commence à le dépouiller. Mais les deux valets arrivèrent, et demandèrent à Sancho pour quelle raison il déshabillait le père. Pardi! répondit l'écuyer, je ne prends que ce qui m'appartient. Monseigneur don Quichotte a gagné la bataille; il est clair que les dépouilles des vaincus sont à moi. Les valets, qui n'entendaient pas bien les lois de la chevalerie, tombent sur Sancho, le jettent par terre, et ne lui laissent pas un poil de la barbe. Ensuite ils vont relever le moine, le remettent sur sa mule; et celui-ci tremblant de peur, se hâte de rejoindre son compagnon, qui, arrêté au milieu des champs, regardait ce qui se passait. Tous deux alors, sans se soucier d'attendre la fin de cette aventure, poursuivent bien vite leur route, en faisant des signes de croix.

Don Quichotte, pendant ce temps, s'était pressé de joindre le carrosse ; et s'approchant de la portière: Madame, dit-il, votre beauté peut aller où bon lui semble: ce bras vient de vous délivrer, et de punir vos ennemis. Vous désirez sans doute connaître le nom de votre libérateur; apprenez donc que je suis don Quichotte de la Manche, chevalier errant, et l'esclave de la belle Dulcinée du Toboso. Je ne vous demande, pour prix de ce que je viens de faire, que de vous donner la peine d'aller jusqu'au Toboso, de vous présenter devant cette illustre dame, et de lui dire comment je vous ai rendu la liberté.

CHAPITRE V.

Seconde sortie de don Quichotte.

Dispute de Sancho avec sa femme.

SANCHO était si gai, si satisfait, que sa femme lui demanda d'où lui venait tant de joie. Ah! ah! répondit-il, Thérèse, ie serais encore plus content si je n'étais pas si joyeux.-Je

ne vous entends point, mon homme.-Et moi, je m'entenus, ma femme, je suis joyeux de m'en retourner avec monseigneur don Quichotte, et d'avoir l'espoir d'obtenir bientôt le gouvernement d'une île; mais je serais encore plus content si Dieu nous avait donné assez de bien pour nous passer de cette recherche, et m'épargner la douleur de quitter une épouse aussi aimable que vous. J'ai donc grande raison de dire que je serais encore plus content si je n'étais pas si joy. eux. Au surplus, ma chère femme, redoublez de soin pour notre âne, augmentez-lui ses rations, visitez et rajustez son bât; en un mot, que mon équipage se trouve prêt dans trois jours. Ce n'est pas à des noces que je compte aller; c'est à la bataille, madame, à la rencontre des géants, des monstres, qui sifflent, crient, rugissent d'une manière épouvantable. Comprenez-vous ce que je dis ?—A merveille, mon homme, et je tremble déjà des périls que vous allez courir.— Madame, ce n'est que par des périls qu'on peut arriver à la gloire et à des gouvernements.-Nous avons besoin, mon ami, que vous y arriviez avant peu; car votre petit Sancho a quinze ans : il est temps qu'il aille à l'école, surtout d'après les projets de son oncle l'ecclésiastique, qui veut le faire d'église. Votre petite Sanchette est en âge d'être établie.Patience! patience! Sanchette sera mariée, mais il faut pour cela que je trouve un gendre digne de moi.-Oh! mon ami, je vous en prie, que ce soit avec son égal; c'est le plus sûr et le meilleur. Si vous allez rendre votre fille une grande dame, vous verrez qu'elle fera ou dira quelque sottise qui vous donnera du chagrin. C'est vous qui êtes une sotte, ma femme; vous ne connaissez point le monde: apprenez que lorsqu'on est riche on ne fait ni on ne dit de sottise. ou trois ans vous suffisent pour prendre l'air et le ton de la grandeur, et puis, quand ma fille ne les prendrait pas, pourvu qu'elle soit madame, je m'en moque, entendez-vous ?—Moi, je ne m'en moque point; je ne veux pas qu'un grand dindon de comte ou de marquis à qui vous donnerez Sanchette puisse l'appeler paysanne, et lui reprocher son cotillon de serge. Non, mon mari, ce n'est pas pour cela que j'élevai ma fille: chargez-vous de la dot, je me charge de l'établir. J'ai déjà un mari dans ma manche: Lope Tocho, le fils de notre voisin Jean Tocho, fait les yeux doux à la petite. C'est un bon garçon ; c'est lui qui l'aura. L'un vaut l'autre ; ils s'aimeront; nous vivrons ensemble, pères, mères, fille, et gendre. Dieu nous bénira: nous travaillerons, nous rirons; et tout cela vaut mieux que vos titres et vos grandeurs.

Deux

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