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jours, je n'avais d'autre inquiétude, sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet, qui ne s'accordait pas avec celui de m'entraîner en Angleterre, dont je sentais déjà les premiers effets. Dans les pressentiments qui m'inquiétaient, j'aurais voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde, j'en eusse oublié l'existence, et qu'on y eût oublié la mienne aussi.

On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette le; mais j'y aurais passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse avec ma compagne d'autre société que celle du receveur, de sa femme, et de ses domestiques, qui tous étaient à la vérité de très bonnes gens, et rien de plus; mais c'était précisément ce qu'il me fallait. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre état.

Quel était donc ce bonheur, et en quoi consistait sa jouissance? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y menais. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur; et tout ce que je fis durant mon séjour, ne fut en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté.

L'espoir qu'on ne demanderait pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où je m'étais enlacé de moi-même, d'où il m'était impossible de sortir sans assistance et sans être bier aperçu, et où je ne pouvais avoir ni communication, ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouraient, cet espoir, dis-je, me donnait celui d'y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avais passés ; et l'idée que j'aurais le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je commençais par n'y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement seul et nu, j'y fis venir successivement ma gou. vernante,* mes livres, et mon petit équipage, dont j'eus le

* Thérèse Levasseur, qu'il épousa ensuite, pour lui témoigner sa reconnaissance des services qu'elle lui avait rendus. Gouvernante se plus ordinairement d'une femme à laquelle on confie l'éducation d'un o. de plusieurs enfants, mais il se dit encore d'une femme qui a soin du mé uage d'un homme veuf ou d'un célibataire.

plaisir de ne rien déballer, laissant mes caisses et mes malles comme elles étaient arrivées, et vivant dans l'habitation où je comptais achever mes jours, comme dans une auberge dont j'aurais dû partir le lendemain. Toutes choses telles qu'elles étaient, allaient si bien que vouloir les mieux ranger, c'était y gâter quelque chose. Un de mes plus grands délices était surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçaient de prendre la plume pour y répondre, j'empruntais en murmurant l'écritoire du receveur, et je me hâtais de la rendre, dans la vaine espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie, j'emplissais ma chambre de fleurs et do foin; car j'étais alors dans ma première ferveur de botanique. Ne voulant plus d'œuvre de travail, il m'en fallait un d'amusement, qui me plût et qui ne me donnât de peine que celle qu'aime à prendre un paresseux. J'entrepris de faire la Flo ra petrinsularis et de décrire toutes les plantes de l'île sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron, j'en aurais fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen* qui tapisse les rochers, enfin je ne voulais pas laisser un poil d'herbe, pas un atome végétal, qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins après le déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j'allais, une loupe à la main et mon systema nature sous le bras, visiter un canton de l'île que j'avais pour cet effet divisée en petits carrés, dans l'intention de les parcourir l'un après l'autre en chaque saison. Rien n'est plus singulier que les ravissements, les extases que j'éprouvais à chaque observation que je faisais sur la structure et l'organisation végétale.

Au bout de deux ou trois heures je m'en revenais chargé d'une ample moisson, provision d'amusement pour l'aprèsdînée au logis en cas de pluie. J'employais le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme, et Thérèse, visiter leurs ouvriers et leur récolte, mettant le plus souvent la main à l'œuvre avec eux ; et souvent des Bernois qui venaient me voir, m'ont trouvé juché sur de grands arbres ceint d'un sac que je remplissais de fruit, et que je dévalais ensuite à terre avec une corde. L'exercice que j'avais fait dans la matinée, et la bonne humeur qui en est inséparable, me ren

*Plante de la famille des Algues. On prononce Likène.

daient le repos du diner très agréable: mais quand il se prolongeait trop, et que le beau temps m'invitait, je ne pouvais attendre si longtemps; et pendant qu'on était encore à table je m'esquivais, et j'allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l'eau était calme, et là, m'étendant tout de mon long dans le bateau, les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et lériver lentement au gré de l'eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, et qui, sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant, ne laissaient pas d'être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j'avais trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le baisser du soleil de l'heure de ma retraite, je me trouvais si loin de l'île que j'étais forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D'autres fois, au lieu de m'écarter en pleine eau, je me plaisais à côtoyer les verdoyantes rives de l'île, dont les limpides eaux et les ombrages frais m'ont souvent engagé à m'y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes était d'aller de la grande à la petite île, d'y débarquer et d'y passer l'apresdînée, tantôt à des promenades très circonscrites au milieu des arbrisseaux de toute espèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre sablonneux, couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même d'esparcette, et de trèfles qu'on y avait vraisemblablement semés autrefois, et très propre à loger des lapins qui pouvaient là multiplier en paix sans rien craindre, et sans nuire à rien. Je donnai cette idée au receveur qui fit venir de Neufchâtel des lapins mâles et femelles ; et nous allâmes en grande troupe, sa femme, une de ses sœurs, Thérèse et moi, les établir dans la petite île, où ils commençaient à peupler avant mon départ, et où ils auront prospéré sans doute, s'ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fête. Le pilote des Argonautes n'était pas plus fier que moi menant en triomphe la compagnic et les lapins de la grande île à la petite, et je notais avec orgueil, que la receveuse qui redoutait l'eau à l'excès et s'y trouvait toujours mal, s'embarqua sous ma conduite avec confiance, et ne montra nulle peur durant la traversée.

Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, Je passais mon après-midi à parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche, m'asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires, pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup-d'œil du lac et de ses rivages, couronnés d'un

côté par des montagnes prochaines, et de l'autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bor naient.

Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île, et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché; là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens, et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent, sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher, au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu, je ne pouvais m'arracher de là sans efforts.

Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l'air du lac et la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage moderne; et enfin on allait se coucher content de sa journée et n'en dési. rant qu'une semblable pour le lendemain.

LE LAC DE GENÈVE.

Je ne sais s'il existe des lieux plus riches en souvenirs que le lac de Genève. Je conçois que les amateurs de l'antiquité s'extasient sur les débris de quelques vieux temples grecs ou égyptiens, que la vue du l'arthénon ou celle du Capitole fasse naître de grandes et salutaires pensées; mais que l'on me dise si le dégoût le plus profond pour l'humanité ne leur cède pas bientôt? L'histoire du peuple grec rappelle une foule de grandes actions; mais que de crimes en ont souillé les pages! Rome a eu ses Titus et ses Trajans, je le sais, mais aussi combien de Nérons et de Caligulas. D'ailleurs, ces souvenirs des anciens temps, dans quels lieux va-t-on

.es chercher? La campagne de Rome a ses marais Pontins, et plus de champs incultes que de cultivés; la Grèce, privée de fleurs et de forêts, est couverte de sab.es brûlants; enfin l'Égypte, dont l'histoire est à peine connue, a des monuments, mais point de souvenirs. On reprochera peut-être à ceux qui se rattachent au lac de Genève d'être trop modernes; mais ils ne rappellent du moins que les idées de patriotisme ou de liberté, et ces idées ont aussi leur poésie et leur grandiose. Ces champs sont couverts de riches moissons; ces coteaux de vignes et de vergers; les villages, rapprochés les uns des autres, sont peuplés de citoyens libres et heureux; l'air que l'on y respire est celui que respira Guillaume Tell ;* ces montagnes sont celles de l'Helvétie, qui brisa le joug de l'Autriche; ce bateau qui vous entraîne est lui-même sous la protection d'un grand nom,† sous celui de Winkelried, qui ́enfonça le fer de l'étranger dans ses flancs pour faire une trouée dans les rangs ennemis, et donner aux siens un grand exemple.

Le pays que vous longez est Vaud, dont la devise est Liberté et Patrie; celui qui est devant vous est Genève, qui sapa la puissance des papes, et sut résister à tous les genres d'oppressions; heureuse si, dans ces glorieuses annales, on voyait plus souvent en action la tolérance que l'on y prêchait en paroles. Voici Clarens et Vevey, qui doivent leur célébrité au plus éloquent des écrivains ; Lausanne, dont les presses éternisèrent une foule de pensées généreuses que la France adoptait, en blâmant les rigueurs dont étaient victimes les grands hommes qui les enfantaient. Là s'élève Coppet, où vient s'éteindre une famille illustre ;§ Diodati, qu'un poète philhellène habita,|| avant d'aller chercher en Grèce une mort qui seule eût pu suffire à son illustration. Voici le château qui rappelle le nom de Tronchin,¶ et celui qu'habita de Saussure. Que manque-t-il donc à ces lieux pour exciter l'intérêt le plus puissant? N'offrent-ils pas une foule d'oppositions, sources de pensées graves et profondes? Des débris féodaux s'élèvent encore de loin en loin sur cette terre de liberté ; témoin Chillon, qui fut pendant six ans la prison de François Bonnivard, défenseur de la liberté génevoise; le Chatelard,

* Guillaume Tell, l'un des chefs de la révolution helvétique de 1307 naquit à Burghen, canton d'Uri, et mourut en 1354.

+ Le Winkelried, l'un des bateaux à vapeur qui parcourent le lac de Genève.

J.-J. Rousseau.

Lord Byron.

§ Celle de Necker.

¶ Tronchin, célèbre médecin.

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