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Ici Sancho frappa du pied. O femme de Barrabas s'écria-t-il, imbécile, qui ne sais pas ce que c'est d'avoir un peu d'élévation dans l'esprit ! pourquoi ne veux-tu pas donner Sanchette à quelqu'un dont les enfants seront appelés votre seigneurie? Te sera-t-il donc si dur de t'entendre nommer dona Thérèse Pança; de te voir assise à l'église sur de bons coussins de velours, en regardant dessous toi les filles des gentilshommes ? Allons, madame, plus de réflexions, ma fille sera comtesse.-Non, monsieur, elle ne le sera point, et c'est moi qui te le dis, moi que mon parrain baptisa Thérèse, dont le père s'appelait Cascayo, qui ai vécu Thérèse Cascayo, et qui mourrai Thérèse Cascayo, sans souffrir que l'on allonge mon nom. Il serait alors trop lourd à porter. Va, va, je connais le proverbe : les yeux passent sur le pauvre, et s'arrêtent sur le riche jusqu'à ce qu'il soit malheureux. Crois-tu que je me soucie d'entendre dire derrière moi: Tiens, vois-tu cette belle dame? hier elle était dans la crotte, aujourd'hui elle nous éclabousse. Non, cela ne sera pas tant que j'aurai mes cinq ou six sens. Vous êtes le maître d'aller vous faire prince, duc, seigneur, ce qu'il vous plaira ; moi je reste à la maison avec ma fille Sanchette. Une honnête femme a toujours de l'occupation; les jours de travail sont ses jours de fête : elle se promène en filant. Allez, allez, mon mari, avec votre monsieur don Quichotte. Quand vous aurez un gouvernement, je vous enverrai votre fils pour que vous lui appreniez à gouverner; mais d'ici là ne me rompez plus la tête, et laissez-nous en repos Sanchette et moi, à la garde de Dieu, qui aura bien soin de

nous.

A la bonne heure! répondit Sancho, voilà un arrange. ment raisonnable. Tu m'enverras mon fils pour que je -'élève selon son rang; et moi je t'enverrai de l'argent pour que tu établisses Sanchette. Vois si cela te convient. C'est parler, reprit Thérèse; et je ne m'oppose point à ce que tu m'envoies beaucoup d'argent. La paix fut alors rétablie dans le ménage.

CHAPITRE VI

Entretien particulier de don Quichotte et de son ecuyer.

SANCHO ne tarda pas à retourner chez don Quichotte, et .ui demanda un entretien secret, afin de prendre avec lui certaines précautions prudentes. Vous saurez, monsieur

commença l'écuyer, que j'ai déjà fait part à ma femme de mon projet de suivre encore votre seigneurie.-Eh tien! ami, qu'en dit Thérèse ?-Ah! ah! Thérèse dit bien des choses; elle prétend qu'il faut regarder où on met le doigt, que les crits parlent quand l'homme se tait, que promettre et tenir sont deux, qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. Elle est bavarde, Thérèse, mais moi, je soutiens qu'il faut pourtant l'écouter.-Sans doute je suis de cet avis; mais parle plus clairement, n'entortille pas ce que tu veux dire.-Moi, je ne dis rien; c'est ma femme qui m'assourdit les oreilles, en me criant que nous sommes tous mortels, qu'aujourd'hui l'on est debout, demain enterré; que l'agneau y passe comme le mouton; que cette camarde si laide, qu'on appelle la mort, arrive sans être attendue; qu'elle ne respecte rien, ni les scepires, ni les mitres que sais-je, moi ? Thérèse répète ce qu'elle a entendu prêcher en chaire.— Tout cela est d'une grande vérité; mais je ne vois pas à quoi cela revient.-J'étais comme vous, monsieur, je ne le voyais pas non plus; à la fin je crois l'avoir trouvé. Thérèse voudrait qu'au lieu des récompenses que votre seigneurie me promet, et qui viendront ou ne viendront pas, vous me donnassiez, pendant le temps que je serai à votre service, ce qu'elle appelle une espèce de gage, comme qui dirait tant par mors; que ce soit peu, que ce soit beaucoup, c'est égal, parce que la poule pond sur un œuf, plusieurs peu font un beaucoup; et puis suffit de gagner quelque chose, pour être sûr de ne pas perdre. Cela n'empêchera point que, si vous trouvez l'occasion de me glisser une île dans la main, je ne l'accepte, comme de raison, et je la rabattrai de mes gages; nous serons toujours à même de faire ce petit compte, et Thérèse sera contente.

Je commence, reprit don Quichotte, à vous comprendre, ami Sancho; et je ne demanderais pas mieux que de remplir les intentions de votre femme, si j'avais trouvé dans une seule histoire de chevalier errant un exemple d'un écuyer à tant par mois. Je les ai toutes lues avec grand soin; je n'y ai vu que des écuyers servant leurs maîtres pour le plaisir de les servir, et attendant sans se plaindre que leur bonté les récompensât: pour rien au monde je ne voudrais déroger à cette antique coutume. Si cet espoir vous suffit, partons ensemble, j'en serai charmé; s'il ne vous suffit pas, Sancho, restez dans votre maison; nous n'en serons pas moins bons amis: et ne craignez pas pour cela que je manque d'écuyers ; le colombier fourni de grains attire bientôt les pigeons;

a

bonne espérance vaut mieux que médiocre possession; e l'on laisse aller le fretin pour courir après les carpes. Je ne vous dis ceci, mon enfant, que pour vous prouver que, dans un besoin, je saurais aussi dire des proverbes.

Sancho, tout triste et tout pensif, écoutait en se grattant l'oreille. Il avait cru d'abord que son maître frémirait à la seule idée de le perdre; la tranquillité de don Quichotte dérangeait tous ses calculs. Ami Sancho, reprit notre héros, restez chez vous; quand vous m'aurez quitté, je serai content du premier écuyer qui voudra me suivre. Jamais je ne vous quitterai, reprit Sancho en fondant en larmes ; si vous avez la bonté de vouloir toujours de moi, je ne demande pas mieux que d'aller avec vous. Je ne suis pas de ceux dont on dit: Quand le pain est mangé, bonsoir la compagnie. Tout le monde sait dans notre village que les Pança ne sont. point des ingrats. Quand je vous ai parlé de gages, c'était pour plaire à ma femme, qui, lorsqu'elle a quelque chose dans la tête, fait du tapage dans la maison. Mais voilà qui est fini, je serai le maître une fois. Elle aura beau crier, je serai le plus fort, et je lui montrerai qu'elle est ma femme. Tout est dit, monsieur, je ne demande rien, je me contente de ce testament dont vous m'avez déjà parlé: arrangez seulement la chose de manière qu'on ne puisse revenir làdessus, et mettons-nous en chemin.

Notre chevalier tendit la main à Sancho, qui la baisa. La réconciliation étant faite, il fut décidé que don Quichotte partirait avant trois jours.

CHAPITRE VII.

Entretien de Sancho Pança avec un écuyer inconnu.

Il faut convenir, monsieur, dit l'inconnu, que la vie que nous menons à la suite des chevaliers errants est une terrible vie, mais heureusement on est soutenu par la certitude des récompenses: il est si rare qu'un chevalier ne trouve pas l'occasion de donner à son écuyer quelque duché, quelque marquisat un peu raisonnable!-Puisque nous en sommes là-dessus, monsieur, répondit Sancho, je ne vous cacherai point que j'ai déjà dit à mon maître que je me contenterais d'une petite île. Mon maître me l'a promise, et je l'attends tous les jours.-Moi, j'ai demandé au mien un petit canonicat, qui va m'arriver un de ces matins.-Ah! ah! j'en

reur.

votre maître est sans doute um chevalier errant d'église le mien n'est qu'un séculier. Quelques personnes voulaient lui persuader de se faire archevêque; ça m'aurait causé, je vous l'avoue, le plus grand des embarras; car, je n'en fais pas le fin, je ne vaux rien pour être ecclésiastique; un bénéfice me gênerait. Grâce au ciel, mon maître ne s'en est pas soucié. Il a fort peu d'ambition, ses désirs sont très modérés: et, sans aller chercher midi à quatorze heures, il persiste à devenir tout bonnement empe-Mais écoutez donc, mon confrère; je ne sais guère si le gouvernement de cette île dont vous me parlez ne sera pas aussi gênant que pourrait l'être un bénéfice. Je connais ces charges-là, elles ne sont rien moins que légères; et le métier de gouverner les autres n'est pas toujours un joyeux métier. Je vous assure que nous ferions mieux de nous retirer chacun dans notre petite gentilhommière, où nous occuperions nos loisirs dans des exercices doux et agréables, comme la chasse, la promenade, la pêche. Au bout du compte, qu'allons-nous chercher? Il n'y a pas un de nous autres qui n'ait son petit château, un bon cheval, une paire de lévriers, et une ligne pour se divertir.-Sans doute, monsieur, sans doute; et j'ai bien tout ce que vous dites là, excepté qu'au lieu du cheval j'ai un âne, mais un âne excellent, superbe, tout gris, que je ne troquerais pas contre le cheval de mon maître. Quant aux lévriers, je n'en ai pas non plus; mais il y en a de reste dans notre village, et j'aime beaucoup à chasser avec les chiens d'autrui.-Eh bien ! croyez-moi; faisons une fin: laissons-là toutes les chevaleries, et retironsnous dans nos terres pour nous occuper en paix de l'éducation de nos enfants. Moi qui vous parle, j'en ai trois qui sont trois petits bijoux.--J'en ai deux, monsieur, qui, sans vanité, pourraient être présentés au pape, surtout mon aîné, qui est an joli brin de fille. Je l'élève pour être comtesse, quoique sa mère ne le veuille pas.-Quel âge a-t-elle, monsieur, cette future comtesse ?-Mais elle approche de quinze ans: déj cela vous est grand d'une toise, gentil, frais comme une ma tinée d'avril, leste, gaillard, et surtout fort comme un Turc. -Vraiment voilà de bonnes dispositions pour être comtessc. --Oh! sa mère a beau dire, elle le sera

Parlons de nos maîtres, reprit l'écuyer: êtes-vous content du vôtre? Assez, répondit Sancho: il est un peu fou; mais il est bon homme, incapable de faire du mal à qui que ce soit, désirant du bien à tout le monde, et si simple, qu'un enfant lui ferait croire qu'il est nuit en plein jour; aussi je l'aime

comme la prunelle de mes yeux, et je donnerais ma vie pour lui.-Le mien n'est pas plus sage qu'il ne faut. Quant à sa force, à sa valeur, elles sont extraordinaires.

Pendant cette conversation, Sancho toussait fréquemment comme quelqu'un qui a besoin de boire. Vous avez a langue sèche, dit l'écuyer inconnu; je vais vous chercher un excellent remède, que je porte toujours avec moi. Il se lève alors, et revient avec une grosse bouteille de cuir pleine de vin, et un pâté long d'une demi-aune.-Ah! monsieur! s'écria Sancho, qu'est-ce que cela ?—C'est un méchant pâté de levraut.-Quoi! monsieur, vous portez avec vous des pâtés pareils ?--Je n'y manque jamais; et vous ne voyez que le reste de nos provisions.-Vraiment ! répétait Sancho en se hâtant d'ouvrir le pâté, dont il saisit une part énorme, vous êtes, je le confesse, un écuyer admirable, magnifique, grand, libéral, digne d'être à jamais aimé de ceux à qui vous faites l'honneur de les admettre à votre table. Ces mots étaient prononcés avec de longs intervalles, à chaque morceau qu'il avalait. Je ne puis, ajoutait-il, vous exprimer assez ma reconnaissance pour votre aimable politesse: ce pâté a l'air d'être venu là par enchantement. Hélas! malheureux que je suis! mon pauvre bissac ne contient qu'un peu de fromage, si dur qu'il casserait la tête d'un géant, quelques carottes, quelques avelines; voilà tout mon maltre prétend que les chevaliers ne doivent manger que des fruits secs. Fi donc, mon confrère, répond l'inconnu; ah' je voudrais voir que mon maître s'avisât de m'imposer ce régime! Ces messieurs n'ont qu'à vivre selon leurs lois; mais j'ai toujours à mon arçon, d'un côté, une bonne cantine de viandes froides, de l'autre, cette bouteille que j'aime, et que je chéris. L'inconnu remit alors la bouteille dans les nains de notre écuyer. Sancho la porte à sa bouche. Ah! monsieur, dit-il, ah! monsieur, c'est lui, je le connais; il est de Ciudad-réal.-Vous avez raison; c'est de là qu'il est : de plus, il a quelques années.-A qui le dites-vous? Il n'y a pas de vin dont je ne devine, à la seule odeur, le pays et la qualité; c'est une vertu, un don de famille. Imaginezvous que j'ai eu deux parents, du côté paternel, qui furent les meilleurs buveurs, les buveurs les plus renommés de la Manche. Un jour on vint les prier de juger d'un certain vin: l'un approcha son nez du gobelet, l'autre en mit une seule goutte sur sa langue. Le premier dit: Ce vin-là est bon, mais il sent le fer; l'autre dit: Ce vin-là est bon, mais il sent le cuir. Le maître du tonneau soutint cue cela n'était

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