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coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir, et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers: une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale et modérée, naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long diner. Nous serions nos valets, pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: "Je suis encore homme."

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du

lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je soupe. ais gaiement au bout de leur longue table, j'y ferais chorus u refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans eur grange, de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra. J.-J. ROUSSEAU.

ÉPITRE A M. DE LAMOIGNON.

OUI, Lamoignon,* je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m'y retient veux-tu voir le tableau ?
C'est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d'un long rang de collines,
D'où l'œil s'égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,
Voi: du sein de ses eaux vingt îles s'élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D'une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.
Le village au-dessus forme un amphithéâtre :
L'habitant ne connaît ni la chaux ni le plâtre;
Et dans le roc, qui cède et se coupe aisément,
Chacun sait de sa main creuser son logement.
La maison du seigneur, seule un peu plus ornée,
Se présente au dehors de murs environnée.
Le soleil en naissant la regarde d'abord,

Et le mont la défend des outrages du nord.

C'est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquil'e
Met à profit les jours que la Parque me file.
Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,
J'achète à peu de frais de solides plaisirs;

* Avocat général en 1674, depuis président à mortier, mort en 1709. Mortier signifie ici une sorte de bonnet rond de velours que portent les Présidents.

Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries:

•Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construi,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui:
Quelquefois, aux appas d'un hameçon perfide,
J'amorce, en badinant, le poisson trop avide;
Ou d'un plomb qui suit l'oeil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique :
Là, sans s'assujettir aux dogmes du Broussain,
Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange est sain;
La maison le fournit, la fermière l'ordonne,
Et mieux que Bergerat* l'appétit l'assaisonne.
O fortuné séjour! ô champs aimés des cieux!
Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et connu de vous seuls oublier tout le monde !

Qu'heureux est le mortel qui, du monde ignoré,
Vit content de soi-même en un coin retiré;
Que l'amour de ce rien, qu'on nomme renommé,
N'a jamais enivré d'une vaine fumée ;
Qui de sa liberté forme tout son plaisir,

Et ne rend qu'à lui seul compte de son loisir !
Il n'a point à souffrir d'affronts ni d'injustices,
Et du peuple inconstant il brave les caprices.

Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage
Tout l'été, loin de toi, demeurant au village,
J'y passe obstinément les ardeurs du lion,
Et montre pour Paris si peu de passion.
C'est à toi, Lanxignon, que le rang, la naissance,
Le mérite éclatant, et la haute éloquence,
Appellent dans Paris aux sublimes emplois,
Qu'il sied bien d'y veiller pour le maintien des lois.
Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie :
Tu ne t'en peux bannir que l'orphelin ne crie;
Que l'oppresseur ne montre un front audacieux :
Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux.
Mais pour moi, de Paris, citoyen inhabile,
Qui ne lui puis fournir qu'un rêveur inutile,
Il me faut du repos, des prés et des forêts.
Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,

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Attendre que septembre ait ramené l'automne,
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.
Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
T'ira joindre à Paris, pour s'enfuir à Bâville.*
Là, dans le seul loisir que Thémis t'a laissé
Tu me verras souvent, à te suivre empressé,
Pour monter à cheval rappelant mon audace,
Apprenti cavalier galoper sur ta trace.
Tantôt sur l'herbe assis, au pied de ces coteaux
Où Polycrènet épand ses libérales eaux,
Lamoignon, nous irons, libres d'inquiétude,
Discourir des vertus dont tu fais ton étude;
Chercher quels sont les biens véritables ou faux ;
Si l'honnête homme en soi doit souffrir des défauts,
Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide,
Ou la vaste science, ou la vertu solide.

C'est ainsi que chez toi tu sauras m'attacher,
Heureux si les fâcheux, prompts à nous y chercher,
N'y viennent point semer l'ennuyeuse tristesse !

BOILEAU DESPRÉAux.—Né en 1636; mort en 1711.

SCÈNE DRAMATIQUE.

LE COMTE D'ERMONT, lieutenant-général; MADAME THOMAS, maîtresse d'auberge; M. HACHIS, cuisinier.

(La scène représente une chambre d'auberge de campagne.)

Mad. Thom. (entrant la première, et fermant la fenêtre.} Monsieur le comte, voilà votre chambre.

Le comte. Elle n'a pas trop bonne mine; mais une nuil est bientôt passée.

Mad. Thom. Monsieur, c'est la meilleure de la maison personne n'a encore couché dans ce lit-là depuis que les ma telas ont été rebattus.

Le comte. Voulez-vous bien mettre cela quelque part. (Il lui donne son chapeau, son épée et sa canne, et il s'assied.)

* Maison de campagne de M. de Lamoignon.

✦ Fontaine, à une demi-lieue de Bâville, ainsi nommée par le premier président de Lamoignon.

Ah ça, madame Thomas, qu est-ce que vous nie donnerez à souper ?

Mad. Thom. Tout ce que vous voudrez, monsieur le

comte.

Le comte. Mais encore?

Mad. Thom. Vous n'avez qu'à dire.

Le comte. Qu'est-ce que vous avez?

Mad. Thom. Je ne sais pas bien; mais si vous voulez, je m'en vais faire monter monsieur l'écuyer.

Le comte. Ah! oui, je serai fort aise de causer avec monsieur l'écuyer.

Mad. Thom. (criant.) Marianne, dites à monsieur l'écuyer de monter.

Le comte. Avez-vous bien du monde, dans ce temps-ci, madame Thomas?

Mad. Thom. Monsieur, pas beaucoup depuis qu'on a fait passer la grande route par....chose...

Le comte. Je passerai toujours par ici, moi; je suis bien aise de vous voir, madame Thomas.

Mad. Thom. Ah, monsieur, je suis bien votre servante, et vous avez bien de la bonté.

Le comte. Il y a longtemps que nous nous connaissons.
Mad. Thom. Monsieur m'a vue bien petite.

Le comte. Et vous m'avez toujours vu grand, vous. C'est bien différent.

(M. HACHIS entre.)

Mad. Thom. Tenez, monsieur l'écuyer, parlez à monsieur le comte.

Le comte. Ah! monsieur l'écuyer, qu'est-ce que vous me donnerez à manger?

M. Hach. Monsieur, dans ce temps-ci nous n'avons pas de grandes provisions.

Le comte. Mais qu'est-ce que vous avez?

M. Hach. Qu'est-ce que monsieur le comte aime ?

Le comte. Je ne suis pas difficile; mais je veux bien sou

per: voyons.

M. Hach. Si monsieur le comte avait aimé le veau.

Le comte. Oui, pourquoi pas?

M. Hach. Ce matin, nous avions une noix de veau excellente.

Le comte. Hé bien, donnez-la moi.

M. Hach. Oui, mais il y a deux messieurs qui l'ont mangée. Cela ne fait rien, on donnera autre chose à mon. sieur le comte.

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