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connaît point! Il ne sait pas même le nom de cette ville fameuse !

Le Russe. Des milliers d'hommes habitent actuellement dans Athènes, et n'en savent pas plus que lui. Cette cité jadis si opulente et si fière, n'est aujourd'hui qu'un pauvre et sale bourg appelé Sétines.

Périclès. Puis-je croire ce que vous me dites là ?

Le Russe. Tel est l'effet des ravages du temps, et des inondations des barbares, plus destructeurs encore que le temps.

Périclès. Je sais très bien que les successeurs d'Alexandre subjuguèrent la Grèce; mais Rome ne lui rendit-elle pas la liberté ? Je n'ose pousser plus loin mes recherches, de crainte d'apprendre que ma patrie retomba dans l'esclavage.

Le Russe. Elle a, depuis ce temps-là, changé plusieurs fois de maîtres. Pendant un certain période, la Grèce a partagé avec les Romains l'empire du monde, empire que ces deux puissances réunies n'ont pu conserver; mais, pour ne parler que de la Grèce, elle a subi tour à tour le joug des Français, des Vénitiens, et des Turcs.

Périclès. Voilà trois nations barbares qui me sont absolument inconnues.

Le Russe. Je reconnais bien un ancien Grec à ce langage. Tous les étrangers étaient à vos yeux des barbares, sans en excepter même les Égyptiens, à qui vous deviez le germe de toutes vos connaissances. J'avoue qu'anciennement les Turcs ne connaissaient guère que l'art de conquérir, et qu'aujourd'hui ils ne savent guère que celui de garder leurs conquêtes ; mais les Vénitiens et surtout les Français, ont égalé vos Grecs à plus d'un égard, et les ont surpassés à beaucoup d'autres.

Périclès. Voila une fort belle peinture; mais je crains bien qu'il n'y entre un peu de vanité. Dites-moi, mon ami, n'êtes-vous pas Français ?

Le Russe. Point du tout, je suis Russe.

Périclès. A coup sûr les habitants de la terre entière ont changé de noms depuis que j'habite dans l'Élysée: je n'ai pas plus entendu parler des Russes que des Français, des Vénitiens que des Turcs. Cependant les connaissances que vous montrez me font présumer que votre nation est très ancienne. Ne serait-elle pas un reste des Égyptiens dont vous disiez

tout à l'heure de si belles choses?

Le Russe. Non, je ne connais ce peuple que par vos historiens pour notre nation, elle descend des Scythes et des. Sarmates

Périclès. Est-il possible qu'un descendant des Sarmates et des Scythes connaisse mieux l'état de l'ancienne Grèce que ne le connaît un Grec moderne ?

Le Russe. Il y a tout au plus cinquante ans que nous avons entendu parler des Égyptiens, des Grecs et des Sarmates; un de nos souverains s'étant trouvé un homme de génie, forma le dessein de bannir l'ignorance de ses États, et l'on vit s'y élever rapidement les arts et les sciences, des académies et des spectacles. Nous avons étudié l'histoire de tous les peuples, et notre histoire a mérité l'attention des autres peuples.

Périclès. J'avoue que pour produire ces sortes de métamorphoses, il ne faut dans un prince que la volonté et le courage; mais il est plus vrai encore que j'ai perdu bien du temps; j'espérais avoir rendu mon nom immortel, et je vois qu'il est déjà oublié dans mon propre pays.

Le Russe. Je vous dirai, pour vous consoler, qu'il est connu dans le mien, et c'est à quoi je suis bien sûr que vous ne vous attendiez pas.

Périclès. J'en conviens: cependant je ne peux m'empêcher de regretter qu'Athènes ait oublié tout ce que j'ai fait pour elle. Allons, je vais me consoler avec Osiris, Minos, Lycurgue, Solon, et tous ces législateurs et fondateurs d'empires, dont les actions et les maximes sont, comme les miennes, plongées dans l'oubli. Je vois que la science est un astre qui peut n'éclairer qu'une partie du globe à la fois, mais qui répand sa lumière successivement sur chacune d'elles. Le jour tombe chez une nation, dans l'instant où il se lève sur

une autre.

VOLTAIRE.

ROME ET CARTHAGE.

ROME, pareille à l'aigle, son redoutable symbole, étend rgement ses ailes, déploie puissamment ses serres, saisit la soudre et s'envole. Carthage est le soleil du monde, c'est sur Carthage que se fixent ses yeux. Carthage est maîtresse des océans, maîtresse des nations. C'est une ville magnifique, pleine de splendeur et d'opulence, toute rayonnante des arts étranges de l'Orient. C'est une société complète, finie, achevée, à laquelle rien ne manque du travail, du temps et des hommes. Enfin, la métropole de l'Afrique, est à l'apogée de sa civilisation: elle ne peut plus monter, et chaque progrès désormais

sex in déclin.

Rome au contraire n'a rien. Elle est à demi sauvage, à demi barbare. Elle a son éducation ensemble et sa fortune à faire. Tout devant elle: rien derrière.

Quelque temps les deux peuples existent de front. L'un se repose dans sa splendeur, l'autre grandit dans l'ombre. Mais peu à peu l'air et la place leur manquent à tous deux pour se développer. Rome commence à gêner Carthage. 11 y a longtemps que Carthage importune Rome. Assises sur les deux rives opposées de la Méditerranée, les deux cités se regardent en face. Cette mer ne suffit plus pour les séparer. L'Europe et l'Afrique pèsent l'une sur l'autre. Comme deux nuages surchargés d'électricité, elles se côtoient de trop près. Elles vont se mêler dans la foudre. Ici est la péripétie* de ce grand drame. Quels acteurs sont en présence! deux races, celle-ci de marchands et de marins, celle-là de laboureurs et de soldats; deux peuples, l'un régnant par l'or, l'autre par le fer; deux républiques, l'une théocratique, l'autre aristocratique; Rome et Carthage; Rome avec son armée, Carthage avec sa flotte; Carthage, vieille, riche, rusée Rome, jeune, pauvre et forte; le passé et l'avenir; l'esprit de découverte et l'esprit de conquête; le génie des voyages et du commerce, le démon de la guerre et de l'ambition; l'Orient et le Midi d'une part, l'Occident et le Nord de l'autre ; enfin, deux mondes, la civilisation d'Afrique et la civilisation d'Europe.

Toutes deux se mesurent des yeux. Leur attitude avant le combat est également formidable. Rome, déjà à l'étroit dans ce qu'elle connaît du monde, ramasse toutes ses forces et tous ses peuples. Carthage, qui tient en laisse l'Espagne, l'Armorique, et cette Bretagne que les Romains croyaient au fond de l'univers, Carthage a déjà jeté son ancre d'abordage sur l'Europe.

La bataille éclate. Rome copie grossièrement la marine de sa rivale. La guerre s'allume d'abord dans la péninsule et dans les îles. Rome heurte Carthage dans cette Sicile où déjà la Grèce a rencontré l'Égypte, dans cette Espagne où plus tard lutteront encore l'Europe et l'Afrique, l'Orient et I'Occident, le Midi et le Septentrion.

Peu à peu le combat s'engage, le monde prend feu. Les Colosses s'attaquent corps à corps, ils se prennent, se quittent, se reprennent. Ils se cherchent et se repoussent. Carthage franchit les Alpes; Rome passe les mers. Les deux peuples,

* Péripétie, dénodment. On pror once Péripécie.

personnifiés en deux hommes, Annibal et Scipion, s'étreignent et s'acharnent pour en finir. C'est un duel à outrance, un combat à mort. Rome chancelle, elle pousse le cri d'angoisse: Annibal ad portas!... Mais elle se relève, épuise ses forces pour un dernier coup, se jette sur Carthage et l'ef face du monde.

VICTOR HUGO.-Né à Besançon, en 1802.

Observation. Cette personnification. de Rome et de Carthage préente à l'imagination un spectacle d'une singulière grandeur et d'un puissant intérêt. Quelle énergie de pinceaux ! Quelle couleur pittoresque dans l'expression! Quel vaste coup-d'œil jeté sur les événements de co monde !

RÉGULUS.

PAR M. DE CHATEAUBRIAND.

[CHATEAUBRIAND (François Auguste, vicomte de), naquit en 1769, à Combourg, près de Saint-Malo, et mourut à Paris en 1848. Comme littérateur il appartint tout entier à la nouvelle école. Le Génie du Christianisme, 1802, et les Martyrs, 1808, sont regardés comme ses chefsd'œuvre. Sa prose est mille fois plus poétique que la plupart des vers.]

APRÈS avoir combattu tour à tour Agathocle en Afrique et Pyrrhus en Sicile, les Carthaginois en vinrent aux mains avec la république romaine. La cause de la première guerre punique fut légère; mais cette guerre amena Régulus aux portes de Carthage.

Les Romains, ne voulant point interrompre le cours des victoires de ce grand homme, ni envoyer les consuls Fulvius et M. Emilius prendre sa place, lui ordonnèrent de rester en Afrique en qualité de proconsul. Il se plaignit de ces honneurs ; il écrivit au sénat, et le pria instamment de lui ôter le commandement de l'armée: une affaire importante aux yeux de Régulus demandait sa présence en Italie. Il avait un champ de sept arpents à Pupinium : le fermier de ce champ étant mort, le valet du fermier s'était enfui avec les bœufs et les instruments du labourage. Régulus représentait aux sénateurs que, si sa ferme demeurait en friche, il lui serait im. possible de faire vivre sa femme et ses enfants. Le sérat ordonna que le champ de Régulus serait cultivé aux frais de la république; qu'on tirerait du trésor l'argent nécessaire

our racheter les objets volés, et que les enfants et la femme du proconsul seraient, pendant son absence, nourris aux dépens du peuple romain. Dans une juste admiration de cette simplicité, Tite-Live s'écrie: "Oh combien la vertu est préférable aux richesses! Celles-ci passent avec ceux qui les possèdent; la pauvreté de Regulus est encore en vénération."

Régulus, marchant de victoire en victoire, s'empara bientôt de Tunis; la prise de cette ville jeta la consternation parmi les Carthaginois; ils demandèrent la paix au proconsul. Le laboureur romain prouva qu'il était plus facile de conduire la charrue après avoir remporté des victoires, que de diriger d'une main ferme une prospérité éclatante; le véritable grand homme est surtout fait pour briller dans le malheur; il semble égaré par le succès et paraît comme étranger à la fortune. Régulus proposa aux ennemis des conditions si dures qu'ils se virent forcés de continuer la guerre.

Pendant ces négociations, la destinée amenait au travers des mers un homme qui devait changer le cours des événements. Un Lacédémonien, nommé Xanthippe, vient retarder la chute de Carthage: il livre bataille aux Romains sous les murs de Tunis, détruit leur armée, fait Régulus prisonnier, se rembarque et disparaît sans laisser d'autres traces dans l'histoire.

Régulus, conduit à Carthage, éprouva les traitements les plus inhumains; on lui fit expier les durs triomphes de sa patrie. Ceux qui traînaient avec tant d'orgueil des rois tombés du trône, des femmes, des enfants en pleurs, pouvaientils espérer que l'on respectât dans les fers un citoyen de Rome!

La fortune redevint favorable aux Romains. Carthage demanda une seconde fois la paix; elle envoya des ambassadeurs en Italie: Régulus les accompagnait. Ses maîtres lui firent donner sa parole qu'il reviendrait prendre ses chaînes, si les négociations n'avaient pas une heureuse issue: on espérait qu'il plaiderait fortement en faveur d'une paix qui devait ui rendre sa patrie.

Régulus, arrivé aux portes de Rome, refusa d'entrer dans la ville. Il y avait une ancienne loi qui défendait à tout étranger d'introduire dans le sénat les ambassadeurs d'un peuple ennemi. Régulus, se regardant comme un envoyé des Carthaginois, fit revivre en cette occasion l'antique usage. Les sénateurs furent donc obligés de s'assembler hors des murs de la cité. Régulus leur déclara qu'il venait de la

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