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la médecine. Il me mena chez lui sur-le-champ, pour m'in staller dans l'emploi qu'il me destinait; et cet emploi consis tait à écrire le nom et la demeure des malades qui l'envoy aient chercher pendant qu'il était en ville. J'avais souvent la plume à la main, parce qu'il n'y avait point en ce temps-là de médecin à Valladolid plus accrédité que le docteur Sangrado. Il s'était mis en réputation dans le public par un verbiage spécieux soutenu d'un air imposant, et par quelques cures heureuses, qui lui avaient fait plus d'honneur qu'il n'en méritait.

Il ne manquait pas de pratique, ni par conséquent de bien. Il n'en faisait pas toutefois meilleure chère. On vivait chez lui très frugalement. Nous ne mangions d'ordinaire que des pois, des fèves, des pommes cuites, ou du fromage. Il disait que ces aliments étaient les plus convenables à l'estomac. Il nous défendait, à la servante et à moi, de manger beaucoup, mais en récompense il nous permettait de boire de l'eau à discrétion. Bien loin de nous prescrire des bornes là-dessus, il nous disait quelquefois: "Buvez, mes enfants. Buvez de l'eau abondamment. C'est un dissolvant universel. L'eau fond tous les sels. Le cours du sang est-il ralenti, elle le précipite; est-il trop rapide, elle en arrête l'impétuosité." Notre docteur était de si bonne foi sur cela, qu'il ne buvait jamais lui-même que de l'eau, quoiqu'il fût dans un âge avancé.

Il avait beau vanter l'eau, et m'enseigner le secret d'en composer des breuvages exquis, j'en buvais avec tant de modération, que, s'en étant aperçu, il me dit: "Eh! vraiment, Gil-Blas, je ne m'étonne point si tu ne jouis pas d'une parfaite santé. Tu ne bois pas assez, mon ami. Ne crains pas que l'abondance de l'eau affaiblisse ou refroidisse ton estomac. Loin de toi cette terreur panique, que tu te fais peut-être de la boisson fréquente.'

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Malgré ces beaux raisonnements, je commençai à sentir de grands maux d'estomac, que j'eus la témérité d'attribuer au dissolvant universel, et à la mauvaise nourriture que je prenais. Cela me fit prendre la résolution de sortir de chez le docteur Sangrado. Mais il me chargea d'un nouvel emploi, ce qui me fit changer de sentiment. Écoute," me ditil un jour, "je ne suis point de ces maîtres durs et ingrats, qui laissent vieillir leurs domestiques dans la servitude, avant que de les récompenser. Je suis content de toi; je t'aime, et sans attendre que tu m'aies servi plus longtemps, j'ai pris la résolution de faire ta fortune dès aujourd'hui. Je veux

tout à l'heure te découvrir le fin de l'art salutaire que je professe depuis tant d'années. Les autres médecins en font con、 sister la connaissance dans mille sciences pénibles, et moi, je prétends t'abréger un chemin si long, et t'épargner la peine d'étudier la pharmacie, la botanique, et l'anatomie. Sache, mon ami, qu'il ne faut que saigner, et faire boire de l'eau chaude. Voilà le secret de guérir toutes les maladies du monde. Je n'ai plus rien à t'apprendre. Tu sais la médecine à fond, et, profitant du fruit de ma longue expérience, tu deviens tout d'un coup aussi habile que moi. Tu peux, continua-t-il, ( me soulager maintenant. Tu tiendras le matin notre registre, et l'après-midi tu sortiras pour aller voir une partie de mes malades."

CHAPITRE IV.

Gil-Blas devient un célèbre médecin.

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Je remerciai le docteur de m'avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut; et, pour reconnaître les bontés qu'il avait pour moi, je l'assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand même elles seraient contraires à celles d'Hippocrate.

Je mis un habit de mon maître, pour me donner l'air d'un médecin; après quoi je me disposai à exercer la médecine aux dépens de qui il appartiendrait. Je débutai par un alguazil, qui avait une pleurésie. J'ordonnai qu'on le saignât sans miséricorde, et qu'on ne lui plaignît point l'eau. J'entrai ensuite chez un pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris. Je ne ménageai pas plus son sang que celui de l'alguazil, et j'ordonnai qu'on lui fit boire de l'eau de moment en moment. Je reçus douze réaux pour mes ordonnances; ce qui me fit prendre tant de goût à la profession, que je ne demandai plus que plaie et bosse.

Je visitai plusieurs malades, et je les traitai tous de la même manière, quoiqu'ils eussent des maux différents. Jusque-là les choses s'étaient passées sans bruit, et personne ne s'était encore révolté contre mes ordonnances. Mais, quelque excellente que soit la pratique d'un médecin, elle ne saurait manquer de censeurs. J'entrai chez un épicier qui avait un fils hydropique. J'y trouvai un petit médecin, qu'on nommait le docteur Cuchillo, et qu'un parent du maître de la maison venait d'amener. Je fis de profondes révérences à tout le monde, et particulièrement au personnage que je

jugeai qu'on avait appelé pour le consulter sur la maladie dont il s'agissait. "Messieurs," dit l'épicier, "examinez, s'il vous plaît, mon fils, et ordonnez ce que vous jugerez à propos qu'on fasse pour le guérir.'

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Là-dessus le petit médecin se mit à observer le malade; et, après m'avoir fait remarquer tous les symptômes qui dé. couvraient la nature de la maladie, il me demanda de quelle manière je pensais qu'on dût le traiter. "Je suis d'avis,' répondis-je, "qu'on le saigne tous les jours, et qu'on lui fasse boire de l'eau chaude abondamment." A ces paroles, le petit médecin me dit, en souriant d'un air plein de malice Et vous croyez que ces remèdes lui sauveront la vie? N'en doutez pas, m'écriai-je d'un ton ferme ; ils doivent produire cet effet, puisque ce sont des spécifiques contre toutes sortes de maladies. Demandez au seigneur Sangrado. Je reconnais à vos discours, me dit Cuchillo, la pratique sûre et satisfaisante dont le docteur Sangrado veut insinuer la méthode aux jeunes praticiens. La saignée et la boisson sont sa médecine universelle. Je ne suis pas surpris si tant d'honnêtes gens périssent entre ses mains. N'en venons point aux invectives, interrompis-je assez brusquement. Si vous en voulez au seigneur Sangrado, écrivez contre lui, il vous répondra, et nous verrons de quel côté seront les rieurs. Par saint Jacques et par saint André, interrompit-il à son tour avec emportement, vous ne connaissez guère le docteur Cuchillo. Sachez, mon ami, que je ne crains nullement Sangrado, qui, malgré sa présomption et sa vanité, n'est qu'un original. La figure du petit médecin me fit mépriser sa colère. Je lui répliquai avec aigreur; il me repartit de même; et bientôt nous en vinmes aux gourmades. Nous eûmes le temps de nous donner quelques coups de poing, et de nous arracher l'un à l'autre une poignée de cheveux, avant que l'épicier et son parent pussent nous séparer. Lorsqu'ils en furent venus à bout, ils me payèrent ma visite, et retinrent mon antagoniste, qui leur parut apparemment plus habile que moi.

Après cette aventure, peu s'en fallut qu'il ne m'en arrivân une autre. J'allai voir un gros chantre qui avait la fièvre. Sitôt qu'il m'entendit parler d'eau chaude, il me dit un million d'injures, et me menaça même de me jeter par les fe. nêtres. Je sortis de chez lui plus vite que je n'y étais entré.

CHAPITRE V.

Gil-Blas continue d'exercer la médecine.

Le désagrément que j'avais eu chez l'épicier ne m'empêcha pas de continuer d'exercer ma profession, et d'ordon ner, dès le lendemain, des saignées et de l'eau chaude. Il ne se passait point de jour que nous ne vissions mon maître et moi chacun huit ou dix malades; ce qui supposé bien de l'eau bue et du sang répandu. Mais je ne sais comment cela se faisait : ils mouraient tous, soit que nous les traitassiors fort mal, soit que leurs maladies fussent incurables. Nous faisions rarement trois visites à un même malade: dès la seconde, ou nous apprenions qu'il venait d'être enterré, ou nous le trouvions à l'agonie. Comme je n'étais qu'un jeune médecin, qui n'avait pas encore eu le temps de s'endurcir au meurtre, je m'affligeais des événements funestes qu'on pouvait m'imputer. Monsieur, dis-je un soir au docteur Sangrado, je suis exactement votre méthode; cependant tous méthode mes malades vont en l'autre monde. J'en ai rencontré aujourd'hui deux qu'on portait en terre. Mon enfant, me répondit-il, je pourrais te dire à peu près la même chose. Je n'ai pas souvent la satisfaction de guérir les personnes qui tombent entre mes mains; et si je n'étais pas aussi sûr de mes principes que je le suis, je croirais mes remèdes contraires à presque toutes les maladies que je traite. Si vous m'en voulez croire, monsieur, repris-je, nous changerons de pratique. Donnons par curiosité des préparations chimiques à nos malades. Le pis qu'il en puisse arriver, c'est qu'elles produisent le même effet que notre eau chaude et nos saignées. Je ferais volontiers cet essai, répliqua-t-il, mais j'ai publié un livre où je vante la fréquente saignée et l'usage de la boisson: veux-tu que j'aille décrier mon ouvrage? Oh! vous avez raison, lui repartis-je, il ne faut point accorder ce triomphe à vos ennemis.

Nous continuâmes à travailler et nous y procédâmes de manière qu'en moins de six semaines nous fimes autant de veuves et d'orphelins que le siége de Troie. Il semblait que la peste fût dans Valladolid, tant on y faisait de funérailles. Cependant le ciel, pour ôter sans doute aux malades de Valladolid un de leurs fléaux, fit naître une occasion de me dé. goûter de la médecine, que je pratiquais avec si peu de succès.

CHAPITRE VI.

Gil-Blas abandonne la médecine, et le séjour de Valladolul.

IL y avait dans notre voisinage un jeu de paume, où les fainéants de la ville s'assemblaient tous les jours. On y voyait un de ces braves de profession qui s'érigent en maltres, et décident les différents dans les tripots. Il était de Biscaye, et se faisait appeler don Rodrigue de Mondragon. Il paraissait avoir trente ans. C'était un homme d'une taille ordinaire, mais sec et nerveux. Outre deux petits yeux étincelants qui lui roulaient dans la tête, et semblaient meacer tous ceux qu'il regardait, un nez fort épaté lui tombait sur une moustache rousse. Il avait la parole si rude et si brusque, qu'il n'avait qu'à parler pour inspirer de l'effroi. Tel que je viens de représenter le seigneur don Rodrigue, il fit une tendre impression sur la maîtresse du tripot. C'était une femme de quarante ans, riche, assez agréable, et veuve depuis quinze mois. J'ignore comment il put lui plaire. Ce ne fut pas sans doute pour sa beauté. Ce fut apparemment par ce je ne sais quoi qu'on ne saurait dire. Quoi qu'il en soit, elle eut du goût pour lui, et forma le dessein de l'épouser; mais dans le temps qu'elle se préparait à consommer cette affaire, elle tomba malade; et, malheureusement pour elle, je devins son médecin. Quand sa maladie n'aurait pas été une fièvre maligne, mes remèdes suffisaient pour la rendre dangereuse. Au bout de quatre jours, je remplis de deuil le tripot. La paumière alla où j'envoyais tous mes malades, et ses parents s'emparèrent de son bien.

Don Rodrigue, au désespoir d'avoir perdu sa maîtresse, ou plutôt l'espérance d'un mariage très avantageux pour lui, ne se contenta pas de jeter feu et flammes contre moi, il jura qu'il me passerait son épée au travers du corps, et m'exterminerait à la première vue. Un voisin charitable m'avertit de ce serment; et la connaissance que j'avais de Mondragon, bien loin de me faire mépriser cet avis, me remplit de trouble et de frayeur. Je n'osais sortir du logis, de peur de rencontrer cet homme, et je m'imaginais sans cesse le voir entrer dans notre maison d'un air furieux. Je ne pouvais goûter un moment de repos. Cela me détacha de la médecine, et je ne songeai plus qu'à m'affranchir de mon inquiétude. Je repris mon habit; et, après avoir lit adieu à mon maître, qui ne put me retenir, je sortis de la ville à la pointe du jour, non sans craindre de rencontrer don Rodrigue.

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