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mencer à réparer cette faute d'attention, je te donne une ordonnance de quinze cents ducats, qui te seront comptés à vue au trésor royal. Ce n'est pas tout, je t'en promets autant chaque année; et de plus, quand des personnes riches et généreuses te prieront de leur rendre service, je ne te défends pas de me parler en leur faveur.

Dans le ravissement où me jetèrent ces paroles, je baisai les pieds du ministre, qui, m'ayant commandé de me relever, continua de s'entretenir familièrement avec moi. Je voulus, de mon côté, rappeler ma belle humeur; mais je ne pus passer sitôt de la douleur à la joie. Je demeurai aussi troublé qu'un malheureux qui entend crier grâce au moment qu'il croit aller recevoir le coup de la mort. Mon maître attribua toute mon agitation à la seule crainte de lui avoir déplu, quoique la peur d'une prison perpétuelle n'y eût pas moins de part. Il m'avoua qu'il avait affecté de me paraître refroidi pour voir si je serais bien sensible à ce changement; qu'il jugeait par-là de la vivacité de mon attachement à sa personne, et qu'il m'en aimait davantage.

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC.
COMÉDIE DE MOLIÈRE.

SUJET.

M. de Pourceaugnac, avocat à Limoges, vient à Paris, pour épouser Julie qu'il n'a jamais vue. Eraste, amant de Julie, secondé de l'adroit Sbrigani, cherche à le faire renoncer à son mariage en lui jouant plusieurs tours. Les gens qui suivent M. de Pourceaugnac dans la scène suivante ont été apostés pour l'insulter, et Eraste l'aborde ensuite et lui persuade qu'il a passé deux ans à Limoges, et qu'il l'a connu, ainsi que sa famille.

M. DE POURCEAUGNAC; SBRIGANI, Napolitain, homme

d'intrigue.

M. de Pourc. (parlant à des gens qui le suivent.)

Hé bien ? quoi? qu'est-ce

qu'y a-t-il ? Ah! Quelle

Ne pouvoir faire un pas

sotte ville et quelles sottes gens!

sans trouver des nigauds qui vous regardent et se mettent à rire ! Hé! messieurs les badauds, faites vos affaires, et laissez passer les personnes sans leur rire au nez.

Sbrig. (parlant aux mêmes personnes.) Qu'est-ce que c'est, messieurs? que veut dire cela? Faut-il se moquer ainsi des honnêtes étrangers qui arrivent ici ?

M. de Pourc. Voilà un homme raisonnable, celui-là. Sbrig. Quel procédé est le vôtre ! Et qu'avez-vous à rire ?

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M. Pourc. Fort bien.

Sbrig. Monsieur a-t-il quelque chose de ridicule en lui ?
M. de Pourc. Oui...

Sbrig. Est-il autrement que les autres ?
M. de Pourc. Suis-je tortu ou bossu?
Sbrig. Apprenez à connaître les gens.
M. de Pourc. C'est bien dit.

Sbrig. Monsieur est d'une mine à respecter.
M. de Pourc. Cela est vrai.

Sbrig. Personne de condition.

M. de Pourc. Oui, gentilhomme limousin.
Sbrig. Homme d'esprit.

M. de Pourc. Qui a étudié en droit.

Sbrig. Il vous fait trop d'honneur de venir dans votre

ville.

M. de Pourc. Sans doute.

Sbrig. Monsieur n'est point une personne à faire rire.
M. de Pourc. Assurément.

Sbrig. Et quiconque rira de lui aura affaire à moi.

M. de Pourc. (à Sbrigani.) Monsieur, je vous suis in finiment obligé.

Sbrig. Je suis fâché, monsieur, de voir recevoir de la sorte une personne comme vous, et je vous demande pardon pour la ville.

M. de Pourc. Je suis votre serviteur.

Sbrig. Je vous ai vu ce matin, monsieur, avec le coche, orsque vous avez déjeuné; et la grâce avec laquelle vous mangiez votre pain m'a fait naître d'abord de l'amitié pour vous et comme je sais que vous n'êtes jamais venu dans ce pays, et que vous y êtes tout neuf, je suis bien aise de vous avoir trouvé pour vous offrir mes services à cette arrivée, et vous aider à vous conduire parmi ce peuple, qui n'a pas parfois pour les honnêtes gens toute la considération qu'il faudrait.

M. de Pourc. C'est trop de grâce que vous me faites

Sbrig. Je vous l'ai déjà dit; du moment que je vous ai u, je me suis senti pour vous de l'inclination.

M. de Pourc. Je vous suis obligé.
Sbrig. Votre physionomie m'a plu.

M. de Pourc. Ce m'est beaucoup d'honneur.
Sbrig. J'y ai vu quelque chose d'honnête...
M. de Pourc. Je suis votre serviteur.
Sbrig. Quelque chose d'aimable...
M. de Pourc. Ah! ah!
Sbrig. De gracieux...
M. de Pourc. Ah! ah!
Sbrig. De doux...
M. de Pourc. Ah! ah!
Sbrig. De majestueux.
M. de Pourc. Ah! ah!
Sbrig. De frane...

M. de Pourc. Ah! ah!
Sbrig. Et de cordial...
M. de Pourc. Ah! ah!

Sbrig. Je vous assure que je suis tout à vous.
M. de Pourc. Je vous ai beaucoup d'obligation.
Sbrig. C'est du fond du cœur que je parle.

M. de Pourc. Je le crois.

Sbrig. Si j'avais l'honneur d'être connu de vous, vous sauriez que je suis un homme tout-à-fait sincère. . .

M. de Pourc. Je n'en doute point.

Sbrig. Ennemi de la fourberie.

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M. de Pourc. J'en suis persuadé.

Sbrig. Et qui n'est pas capable de déguiser ses sentiments. Vous regardez mon habit, qui n'est pas fait comme les autres; mais je suis originaire de Naples, à votre service, et j'ai voulu conserver un peu la manière de s'habiller de mon pays.

M. de Pourc. C'est fort bien fait. Pour moi, j'ai voulu ne mettre à la mode de la cour.

Sbrig. Cela vous va mieux qu'à tous nos courtisans. M. de Pourc. C'est ce que m'a dit mon tailleur. L'habit est propre et riche; il fera du bruit ici.

Sbrig. Sans doute. N'irez-vous pas au Louvre ?

M. de Pourc. Il faudra bien aller faire ma cour.
Sbrig. Le roi sera ravi de vous voir.

M. de Pourc. Je le crois.

Sbrig. Avez-vous arrêté un logis?

M. de Pourc. Non, j'allais en chercher un.

Strig. Je serai bien aise d'être avec vous pour cela, et je connais tout ce pays-ci.

SCÈNE SUIVANTE.

ÉRASTE, M. DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

Eras. Ah! qu'est ceci ? que vois-je ? quelle heureuse rencontre! Monsieur de Pourceaugnac! Que je suis ravi de vous voir! Comment! il semble que vous ayez peine à me reconnaître !

M. de Pourc. Monsieur, je suis votre serviteur.

Eras. Est-il possible que cinq ou six années m'aient ôté de votre mémoire, et que vous ne reconnaissiez pas le meilleur ami de toute la famille des Pourceaugnacs!

M. de Pourc. Pardonnez-moi. (bas, à Sbrigani.) Je ne sais qui il est.

Eras. Il n'y a pas un Pourceaugnac à Limoges que je ne connaisse, depuis le plus grand jusqu'au plus petit; je ne fréquentais qu'eux dans le temps que j'y étais, et j'avais l'honneur de vous voir presque tous les jours.

M. de Pourc. C'est moi qui l'ai reçu, monsieur.
Eras. Vous ne vous remettez point mon visage ?

M. de Pourc. Si fait. (à Sbrigani.) Je ne le connais point.

Eras. Vous ne vous ressouvenez pas que j'ai eu le bonheur de boire avec vous je ne sais combien de fois ?

M. de Pourc. Excusez-moi. (à Sbrigani.) Je ne sais ce que c'est.

Eras. Comment appelez-vous ce traiteur de Limoges qui fait si bonne chère ?

M. de Pourc. Petit-Jean.

Eras. Le voilà. Nous allions le plus souvent ensemble chez lui nous réjouir. Comment est-ce que vous nommez à Limoges ce lieu où l'on se promène ?

M. de Pourc. Le Cimetière des Arènes ?

Eras. Justement. C'est où je passais de si douces heures à jouir de votre agréable conversation. Vous ne vous remettez pas tout cela?

M. de Pourc. Excusez-moi, je me le remets. (à Sbrigani.) Je veux mourir si je m'en souviens!

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Sbrig. (bas, à M. de Pourceaugnac.) Il y a cent choses comme cela qui passent de la tête.

Eras. Embrassez-moi donc, je vous prie, et resserrons les nœuds de notre ancienne amitié.

Sbrig. (à M. de Pourceaugnac.) Voilà un homme qui vous aime fort.

Eras. Dites-moi un peu des nouvelles de toute la parenté. Comment se porte monsieur votre...là. . .qui est si honnête homme ?

M. de Pourc. Mon frère le consul?

Eras. Oui.

M. de Pourc. Il se porte le mieux du monde.

Eras. Certes j'en suis ravi. Et celui qui est de si bonne humeur? là...monsieur votre...

M. de Pourc. Mon cousin l'assesseur ?

Eras. Justement.

M. de Pourc. Toujours gai et gaillard.

Eras. J'en ai beaucoup de joie. Et monsieur votre oncle, le...?

M. de Pourc. Je n'ai point d'oncle.

Eras. Vous en aviez pourtant en ce temps-là. . .

M. de Pourc. Non, rien qu'une tante.

Eras. C'est ce que je voulais dire; madame votre tante, comment se porte-t-elle ?

M. de Pourc. Elle este morte depuis six mois.

Eras. Hélas! la pauvre femme! Elle était si bonne personne !

M. de Pourc. Nous avons aussi mon neveu le chanoine, qui a pensé mourir de la petite vérole.

fait.

Eras. Quel dommage ç'aurait été !

M. de Pourc. Le connaissez-vous aussi ?

Eras. Vraiment si je le connais! Un grand garçon bien

M. de Pourc. Pas des plus grands.

Eras. Non, mais de taille bien prise.

M. de Pourc. Hé! oui.

Eras. Qui est votre neveu.

M. de Pourc. Oui.

Eras. Fils de votre frère ou de votre sœur.

M. de Pourc. Justement.

Eras. Chanoine de l'église de...Comment l'appelez-vous !
M. de Pourc. De Saint-Étienne.

Eras. Le voilà ; je ne connais autre.

M. de Pourc. (à Sbrigani.) Il dit toute la parenté.
Sbrig. Il vous connaît plus que vous ne croyez.

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