Images de page
PDF
ePub

ternité, l'immensité, l'immobilité du vide. On pourrait lui appliquer ce que les Péripatéticiens disaient de leur matière première : tout ce qu'il est, il l'est potentialiter, non actualiter.

Quand nous considérons les parties circonscrites et figurées de l'espace, il n'est rien que nous concevions mieux, rien dont nous puissions raisonner avec plus de clarté et d'étendue. L'étendue et la figure, qui ne sont que des portions circonscrites de l'espace, sont l'objet de la géométrie; et il n'y a pas de science qui offre au raisonnement une carrière plus vaste et plus sûre. Mais si nous essayons d'embrasser la totalité de l'espace, et de remonter à son origine, nous nous perdons dans nos propres recherches. Les sublimes spéculations des grands philosophes, sur ce sujet, prouvent par la diversité même de leurs résultats, que l'entendement humain a la vue trop courte pour en atteindre les profondeurs.

Berkeley est le premier, je crois, qui ait observé que l'étendue, la figure et l'espace dont nous parlons communément et dont la géométrie traite, ne sont originellement perçus que par le toucher; mais qu'il y a une étendue, une figure, un espace que l'on peut percevoir par la vue, sans le secours du toucher. Pour les distinguer, il appelle tangibles l'étendue, la figure et l'espace perçus par le toucher, et visibles l'étendue, la figure et l'espace perçus par les yeux.

Comme je crois cette définition très-importante dans la philosophie des sens, j'adopterai les termes imaginés par son inventeur pour l'exprimer. Mais on ne doit point oublier que, visible ou tangible, l'espace est moins une perception, qu'un accessoire et une dépendance nécessaire des perceptions de la vue et du toucher.

J'observerai aussi qu'en employant les expressions

d'espace visible et d'espace tangible, je n'entends point admettre avec Berkeley que ces deux espaces sont deux choses réellement différentes, et d'une nature tout-à-fait dissemblable; je crois que ce sont deux manières différentes de concevoir la même chose, toutes deux justes et distinctes, mais l'une partielle, et l'autre plus complète.

Ainsi, quand j'aperçois à une grande distance la flèche d'un clocher, elle me semble effilée comme une aiguille, et je ne distingue ni girouette au sommet, ni angles aux côtés; mais quand je la regarde de près, c'est une énorme pyramide à plusieurs angles surmontée d'une girouette. Ni l'une ni l'autre de ces apparences n'est trompeuse; elles sont chacune ce qu'elles doivent être à ces deux distances. Cet exemple est propre à faire comprendre la différence qu'il y a entre la notion de l'espace que la vue nous donne et celle que nous devons au toucher.

La vue seule, sans l'aide du toucher, nous donne une notion distincte, mais très-incomplète de l'espace; j'appelle espace visible l'espace tel qu'il est dans cette notion. L'espace tel qu'il est dans la notion beaucoup plus complète que le toucher nous en donne, je l'appelle espace tangible. Peut-être existe-t-il des êtres intelligents plus parfaits qui ont une notion encore plus complète de l'espace. Un autre sens ajouté à ceux que nous possédons déjà, nous procurerait peut-être une idée de l'espace aussi supérieure à celle que nous avons par le toucher, que celle-ci l'est à la notion incomplète que nous acquérons par la vue, et nous pourrions alors résoudre toutes les difficultés que l'imperfection de nos organes laisse indécises.

Berkeley reconnaît qu'il y a une relation et une correspondance constantes entre la figure et la grandeur visibles des objets, et leur figure et leur grandeur tangibles; et que chaque modification dans l'une, a, dans l'autre, une

modification parallèle. Il reconnaît également que la nature a établi entre elles une telle connexion, que nous apprenons par l'expérience à connaître la figure et la grandeur tangibles, par la figure et la grandeur visibles. Comme nous en avons acquis l'habitude dès l'enfance, ces jugements nous sont devenus si familiers et se portent si promptement, que nous croyons voir les qualités tangibles des corps, lorsque nous les concluons seulement de leurs qualités visibles qui en sont les signes naturels.

Cette connexion, démontrée par Berkeley, entre les qualités visibles et les qualités tangibles des objets, ressemble à quelques égards à celle que nous avons observée entre nos sensations et les qualités primaires des corps. La sensation n'est pas plutôt sentie, que nous avons immédiatement la conception de la qualité correspondante et la conviction de son existence; nous négligeons la sensation; elle reste sans nom dans la langue, et à peine parvenons-nous à découvrir qu'elle existe.

Tout de même, la figure et la grandeur visibles d'un objet ne sont pas plutôt perçues, qu'immédiatement nous avons la conception de la figure et de la grandeur tangibles correspondantes, et la conviction de leur existence: la figure et la grandeur visibles, négligées par l'attention, sont incontinent oubliées; elles n'ont pas de nom dans la langue commune, et jusqu'à Berkeley, qui les fit remarquer, elles n'en ont point eu dans la langue philosophique. Les astronomes seuls avaient appelé grandeur apparente, en parlant des corps celestes, ce que Berkeley appela grandeur visible.

Les objets terrestres ont assurément une grandeur et une figure apparentes comme les corps célestes, et c'est bien ce que Berkeley appelle leur figure et leur grandeur

visibles. Mais jamais les philosophes ne l'avaient remarqué ou ne s'en étaient occupés, avant que cet écrivain n'eût donné un nom à ces qualités, fait observer leur connexion avec les qualités tangibles, et montré comment l'esprit s'accoutume si bien à passer de celles-là comme signes, à celles-ci comme choses signifiées, qu'on oublie les premières comme si elles n'avaient pas été perçues du tout.

La figure, l'étendue et l'espace visibles sont aussi propres à exercer les géomètres que les qualités tangibles correspondantes. La grandeur visible n'a que deux dimensions, la grandeur tangible en a trois; celle-là se mesure par des angles, celle-ci par des lignes; il y a une relation de chaque partie de l'espace visible avec le tout, il n'y en a point des parties de l'espace tangible avec le tout, parce que le tout est immense.

Ce sont ces propriétés si différentes de la grandeur visible et de la grandeur tangible qui ont persuadé à Berkeley qu'elles ne sont pas de même nature, et qu'elles ne peuvent appartenir à un même objet ; et il a tiré de là un de ses plus forts arguments contre l'existence de la matière. S'il y a des objets extérieurs, a-t-il dit, et qu'ils aient une figure et une étendue réelle, cette étendue et cette figure doivent être ou tangibles, ou visibles, ou l'une et l'autre ensemble. La dernière supposition est absurde; le même objet ne saurait avoir ni deux étendues, ni deux figures différentes. Il faut donc qu'il n'en ait reéllement qu'une, et que l'autre soit illusoire. Il y a donc un sens qui nous trompe; mais lequel? On ne saurait donner aucune raison contre l'un qui ne s'applique à l'autre avec une égale force; et celui qui est persuadé que les perceptions de la vue sont illusoires, a les mêmes raisons de croire que celles du toucher le sont également.

Cet argument est spécieux, et cependant il perd toute sa force, s'il est vrai, comme nous l'avons dit, que les qualités visibles ne sont qu'une conception moins complète, et les qualités tangibles une conception plus complète des qualités réelles. Berkeley a prouvé d'une manière incontestable, que la vue seule, sans le secours du toucher, ne nous donne ni la perception, ni même le soupçon de la distance des objets à l'œil. Or, si ce principe est vrai, il ruine son argument qui repose tout entier sur la différence entre les qualités tangibles et visibles; car si l'on admet que les objets extérieurs existent, et qu'ils ont réellement la figure et la grandeur que le toucher perçoit, il s'ensuit, selon le principe que l'oeil ne saisit pas les distances intermédiaires, que leur grandeur et leur figure visibles doivent être précisément telles que nous les apercevons.

Les règles de la perspective et de la projection de la sphère, supposent l'existence d'objets extérieurs; elles supposent de plus que ces objets ont réellement la figure et l'étendue tangibles : cela posé, elles démontrent géométriquement quelles doivent être la figure et l'étendue visibles à chaque distance et dans chaque position.

Non-seulement donc, les qualités visibles ne sont point incompatibles avec les qualités tangibles, mais elles les supposent, elles en sont la conséquence inévitable pour des êtres organisés comme nous le sommes. Leur correspondance n'est point arbitraire, et ne ressemble point, comme le dit Berkeley, à la relation des mots aux idées; mais elle résulte nécessairement de la nature des deux sens de la vue et du toucher; et loin d'infirmer leur témoignage, elle prête à chacun d'eux toute l'autorité de l'autre.

« PrécédentContinuer »