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CHAPITRE XX.

DU TÉMOIGNAGE des sens, ET DE LA CROYance en général.

L'intention évidente de la nature, lorsqu'elle nous a pourvus de nos sens, a été qu'ils fussent pour nous l'instrument infaillible de toutes les connaissances extérieures qu'exige notre condition présente; et en effet ils apprennent à tous les hommes ce qu'il leur est indispensable de savoir pour satisfaire aux besoins de la vie, et ils le leur apprennent immédiatement, sans le secours du raisonnement ni de la méditation.

Le paysan le plus ignorant a une conception aussi distincte des objets sensibles et une croyance aussi ferme à leur existence que le plus savant philosophe; mais il ne songe guère à s'informer d'où lui viennent et cette conception et la persuasion qui l'accompagne, au lieu que le philosophe veut savoir comment l'une et l'autre sont produites. C'est là, si je ne me trompe, un mystère impénétrable; mais où s'arrête la science, commence la vaste carrière des conjectures, et jamais les philosophes n'eurent de répugnance à y entrer.

La caverne obscure et les ombres de Platon, les espèces d'Aristote, les spectres d'Epicure, les idées et les impressions des philosophes modernes, ne sont rien de plus que des conjectures successivement imaginées pour expliquer le fait incompréhensible de la perception. Mais elles manquent toutes de deux caractères qui doivent se rencontrer dans l'explication philosophique d'un phénomène : il n'est point prouvé qu'elles existent, et quand

elles existeraient, elles ne rendraient point raison de la perception.

Nous avons vu que la perception renferme deux éléments; d'une part la conception ou la notion de l'objet, de l'autre la croyance à son existence actuelle: tous deux sont également inexplicables.

Les philosophes les plus éclairés reconnaissent aujourd'hui que nous ne pouvons assigner la cause de nos premières conceptions des choses. L'expérience nous enseigne que selon les lois de notre nature certaines conceptions naissent en nous dans de certaines circonstances; mais comment sont-elles produites? nous ne le savons pas mieux que nous ne savons comment nous avons été produits nous-mêmes.

Lorsque nous avons acquis la conception des objets extérieurs, nous pouvons les résoudre par la pensée dans leurs éléments simples, puis combiner ces éléments et en former de nouveaux composés que nos sens ne nous ont jamais présentés. Mais il est impossible à l'imagination humaine de créer une conception, dont les éléments simples n'aient pas été fournis par la nature à notre entendement d'une manière inexplicable.

Nous avons une conception immédiate des opérations de notre esprit, accompagnée de la ferme croyance qu'elles existent; nous appelons cela avoir conscience; mais nous ne faisons par là que donner un nom à cette source particulière de notre connaissance; nous n'en découvrons pas la nature. De même nous acquérons par nos sens la conception des objets extérieurs, accompagnée de la croyance qu'ils existent, et c'est ce que nous appelons percevoir; mais ici encore, nous ne faisons que nommer sans la connaître une autre source de connaissances.

Nous savons que quand certaines impressions sont pro

duites sur les organes les nerfs et le cerveau, nous éprouvons certaines sensations, nous concevons certains objets, et croyons que ces objets existent; mais la nature accomplit cette suite d'opérations dans les ténèbres. Nous ne pouvons découvrir ni la cause d'aucune de ces opérations, ni la connexion qui les unit; nous ne savons pas même si elles sont unies par une dépendance nécessaire, ou seulement associées dans notre constitution par la volonté du Créateur.

Il paraît absurde qu'une impression quelconque sur un corps soit la cause efficiente de la sensation : entre la sensation et le double fait de la conception et de la croyance des objets extérieurs, nous n'apercevons aucune connexion nécessaire. Il semble que nous aurions pu avoir toutes les sensations que nous avons sans les impressions organiques qui les précèdent, et les conceptions qui les suivent. On ne voit pas pourquoi nous n'aurions pu percevoir les objets extérieurs, sans impressions sur nos organes, et sans les sensations qui dans notre constitution actuelle se mêlent invariablement à ce fait.

Il n'est pas plus facile d'expliquer la croyance qui se joint à la conception et qui est aussi l'ouvrage de nos

sens.

Les mots croyance, assentiment, conviction, sont inaccessibles à la définition logique, parce que l'opération de l'esprit qu'ils expriment, est parfaitement simple et sui generis ; ils n'en ont pas besoin, parce qu'ils sont de la langue commune et clairs pour tout le monde.

La croyance a nécessairement un objet; car on ne croit. pas sans croire quelque chose, et ce qu'on croit est l'objet de la croyance. On a toujours une conception quelconque, claire ou obscure, de cet objet; car si l'on peut concevoir très - clairement une chose sans croire à son

existence, on ne saurait rien croire sans le concevoir.

La croyance est toujours exprimée dans le langage par une proposition affirmative ou négative; cette double forme est dans toutes les langues consacrée à cet usage. Il n'y aurait sans croyance, ni affirmation, ni négation dans la pensée, ni manière dans la langue d'exprimer ces deux faits. La croyance admet tous les degrés, depuis le soupçon le plus léger jusqu'à la conviction la plus complète. Tout cela est si évident, pour quiconque réfléchit, que ce serait abuser de la patience du lecteur de le développer davantage.

Il est peu d'opérations de l'esprit dont nous ne trouvions que la croyance forme un élément, quand nous les analysons avec soin. Un homme ne peut avoir conscience de ses propres pensées, sans croire qu'il pense; il ne peut percevoir un objet, sans croire que cet objet existe; il ne peut se souvenir distinctement d'un événement, sans croire que l'événement a réellement existé. La croyance est donc un élément de la conscience, de la perception et du souvenir.

La croyance n'entre pas seulement comme élément dans la plupart de nos opérations intellectuelles, mais encore dans beaucoup des principes actifs de notre esprit. La joie, la tristesse, l'espérance, la crainte, impliquent la croyance d'un bien ou d'un mal, présent ou futur; l'estime, la reconnaissance, la pitié, la colère, impliquent la croyance de certaines qualités, dans l'objet de ces sentiments; toute action faite dans un but suppose dans l'agent la conviction qu'elle tend à ce but. La croyance joue un rôle si important dans nos opérations. intellectuelles, dans les principes de notre activité, et dans nos actions elles-mêmes, que si la foi dans les choses divines est considérée comme le mobile principal de la

vie d'un chrétien, on peut dire que la croyance en général est le mobile principal de la vie d'un homme.

Sans doute les hommes croient souvent ce qu'ils n'ont aucune raison suffisante de croire, et sont entraînés, parlà, dans des erreurs funestes; mais à moins d'être complétement sceptique, on ne peut nier non plus qu'il n'existe de légitimes raisons de croire.

Nous donnons le nom d'évidence à toute raison légitime de croire. Croire sans évidence est une faiblesse à laquelle tout homme est intéressé d'échapper, et que chacun désire éviter. Quand l'évidence disparaît, ou qu'on cesse de l'apercevoir, il n'est pas en notre pouvoir de continuer de croire un seul moment.

Il est plus aisé de sentir que de décrire en quoi consiste l'évidence; elle gouverne ceux-mêmes qui n'ont jamais réfléchi sur sa nature. Les logiciens tâchent de l'expliquer et de distinguer ses espèces diverses et ses différents degrés; mais tout homme de bon sens la saisit et l'apprécie avec justesse, quand elle est placée devant ses yeux, et qu'il est libre de préjugé. De même qu'on peut avoir de bons yeux sans connaître la théorie de la vision, de même on peut être doué d'un excellent jugement sans avoir réfléchi sur les caractères abstraits de l'évidence.

Les circonstances de la vie commune nous conduisent à distinguer différents genres d'évidence, que nous désignons par des termes universellement compris. Telles sont l'évidence des sens, l'évidence de la mémoire, l'évidence de la conscience, l'évidence du témoignage des hommes, l'évidence des axiomes, l'évidence du raisonnement. Tous les hommes de bon sens conviennent que ces différents genres genres d'évidence peuvent offrir de justes motifs de croire; et les circonstances, qui les fortifient ou les affaiblissent, sont généralement connues.

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