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ESSAI V.

DE L'ABSTRACTION.

CHAPITRE I.

DES MOTS GÉNÉRAUX.

Tous les mots d'une langue sont ou des termes généraux, ou des noms propres. Les noms propres n'expriment que des choses individuelles; tels sont les noms d'hommes, de royaumes, de provinces, de cités, de rivières, qui distinguent un individu des autres individus de son espèce. Tous les autres mots d'une langue sont généraux; ils ne représentent pas seulement un individu, mais s'appliquent également à plusieurs.

Je ne comprends pas seulement dans la classe des mots généraux ceux que les Logiciens appellent termes généraux, et qui peuvent former le sujet ou l'attribut d'une proposition; j'y comprends encore leurs auxiliaires et leurs accessoires, comme les appelle Harris; tels que les prépositions, les conjonctions, les articles, qui sont au moins des mots généraux, s'ils ne sont pas proprement des termes généraux.

Il n'y a pas de langue, grossière ou polie, dont les mots généraux ne soient la partie la plus considérable. Les Grammairiens ont réduit tous les mots à huit ou neuf classes, qu'on appelle les parties du discours. De ces neuf classes, il n'en est qu'une seule, celle des noms

qui renferme des noms propres ; tous les pronoms, tous les verbes, tous les participes, tous les adverbes, tous les articles, toutes les prépositions, toutes les conjonctions, toutes les interjections, sont, sans exception, des mots généraux. Parmi les noms, tous les adjectifs sont encore des mots généraux, et il en est de même des substantifs qui ont un pluriel; car un nom propre n'exprimant qu'un seul individu, ne saurait avoir de pluriel. Il n'y a pas un mot dans les quinze livres d'Euclide, qui ne soit général et l'on peut en dire autant de beaucoup de gros volumes.

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Cependant tous les objets sensibles sont des individus ; il en est de même des objets de la mémoire et de la conscience, et de tous les objets de nos jouissances et de nos désirs, de nos espérances et de nos craintes. On peut avancer sans témérité que sur la terre et dans les cieux, Dieu n'a créé que des individus.

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Comment se fait-il donc que les mots généraux tiennent tant de place dans les langues, et les noms propres si peu ?

Ce phénomène, singulier en apparence, me paraît trouver son explication naturelle dans les observations

suivantes.

1° Quoiqu'il y ait un certain nombre d'objets individuels qui se manifestent à l'observation de tous les hommes, tels que la terre, la lune, le soleil, cependant la plupart de ceux que nous désignons par des noms propres, n'ont qu'une existence locale, et ne sont connus que d'un village ou d'un canton; les autres hommes qui parlent la même langue et le reste du genre humain les ignorent. Les noms par lesquels on les désigne, étant particuliers à la localité et ne se traduisant point dans les autres langues, ne font pas plus partie du langage, que

les coutumés d'un hameau ne font partie de la législation d'un peuple. Il n'y a que les objets individuels aperçus par tous les hommes qui aient des noms propres dans la langue commune, et ceux là sont peu nombreux.

De là le petit nombre de noms propres qui font partie du langage; de là aussi la nécessité d'une multitude de mots généraux, comme nous le montrerons ci-après.

2o Il faut observer, en second lieu, que l'essence de tout objet nous étant impénétrable, ils ne se montrent à nous que par leurs propriétés, telles que le nombre de leurs parties, leurs qualités sensibles, leurs relations à d'autres individus, leur situation, leurs mouvements. C'est par-là qu'ils nous sont utiles ou nuisibles; qu'ils excitent en nous des espérances et des craintes; qu'ils servent d'instruments à nos desseins; c'est enfin par l'expression de leurs attributs que nous pouvons communiquer à nos semblables la connaissance que nous avons acquise de chacun d'eux. Il a done fallu imposer des noms à ces attributs.

La nature même des attributs exige qu'ils soient exprimés par des mots généraux; et c'est en effet par des mots semblables qu'ils le sont dans toutes les langues. Dans l'ancienne philosophie, les attributs avaient reçu deux noms qui exprimaient bien leur nature; on les appelait universaux, parce qu'ils peuvent appartenir à beaucoup d'individus, et ne sont point spéciaux à un seul; on les appelait aussi prédicables ou prédicats, parce que tout ce qu'on affirme ou qu'on nie d'un sujet, quidquid prædicatur, peut l'être de plusieurs et s'exprime nécessairement par un mot général. Prédicat signifie donc la même chose qu'attribut, avec cette différence que le premier de ces mots est resté latin, et que l'autre est devenu français. Tous les attributs que nous observons dans

chaque créature individuelle de Dieu ou des hommes, sont communs à plusieurs individus ; l'expérience nous l'apprend, ou nous le présumons ainsi, et nous leur donnons le même nom dans tous les sujets auxquels ils appartiennent.

Il n'y a pas seulement des attributs d'individus, il y a des attributs d'attributs, qu'on pourrait appeler attributs secondaires. La plupart des attributs sont susceptibles de degrés et de modifications diverses, qui ne peuvent s'exprimer que par des mots généraux.

Ainsi la mobilité est une propriété des corps, mais les directions du mouvement peuvent varier à l'infini; et d'ailleurs, il peut être rapide ou lent, uniforme, accéléré ou retardé.

Puisque tous les attributs primaires ou secondaires s'expriment par des mots généraux, il suit de là que tout ce qui est affirmé ou nié du sujet d'une proposition ne peut être exprimé que par un terme général. Les sujets des propositions peuvent être aussi des termes généraux, comme on le verra par ce qui suit.

3o Les mêmes facultés par lesquelles nous distinguons et nommons les différents attributs de chaque sujet, nous font remarquer que plusieurs sujets ont des attributs qui sont les mêmes, et d'autres qui sont différents. C'est un moyen très-naturel que nous avons, de ramener l'immensité des individus à un nombre limité de classes, que, dans la langue scholastique, on appelle genres et espèces.

Tous les individus à qui certains attributs sont communs, nous les rangeons dans la même classe, et nous donnons à cette classe un nom qui ne désigne pas un certain attribut, mais la collection de tous les attributs qui distinguent cette classe; de sorte qu'en affirmant ce nom d'un individu, nous affirmons qu'il a tous les attri

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