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philosophie. Il ne pouvait pas en être autrement; car elle est la philosophie elle-même. Les anciens l'ont agitée aussi bien que les modernes, et ils en ont pénétré toutes les conséquences. Protagoras avait peu laissé à faire à Hobbes, à Hume et à Helvétius.

La doctrine de Protagoras est exposée dans le Théætète où Platon passe en revue et combat successivement différentes définitions de la science. Il commence par celle-ci qui est de Protagoras, scientia est sensus. A cette occasion, Platon expose longuement la doctrine de ce philosophe; en voici quelques traits :

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<< Rien n'est en soi; rien n'est une seule et même chose. « Ce qui était grand tout-à-l'heure devient petit, ce qui << était pesant devient léger, ce qui était doux devient «< amer. La blancheur n'est pas dans la chose blanche; << elle n'est pas dans l'œil lui-même. Il n'y a donc rien de « réel que ce que nous sentons; et la sensation est le seul «< juge compétent de la vérité. L'homme est la mesure <«< de toute chose; chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n'est pas. » Si on objectait à Protagoras les songes et la folie, il répondait que les sensations dans cet état n'étaient pas moins vraies; qu'il n'y avait pas de criterium certain qui pût nous faire distinguer l'état de rêve de l'état de veille; que ces deux états ne différaient entre eux que par la durée, et que la durée n'est pas la règle de la vérité. Si on objectait à Protagoras qu'à ce compte il n'y a aucune différence entre l'homme et les animaux, aucune entre l'homme et la Divinité, il répondait d'abord qu'il n'y a point de Divinité, Deos de

medio tollendos; ensuite que la différence de l'homme et des animaux n'est qu'un préjugé; et qu'entre les hommes, la différence du savant et de l'ignorant consiste, nọn en ce que le premier sait mieux que l'autre ce que sont les choses, mais en ce qu'il sait mieux le parti qu'on en peut tirer; également impuissant à distinguer le vrai, mais plus habile dans l'art de s'approprier l'utile. Enfin, dit Tiedeman, «< eo devolvitur sermo nihil nec falsum esse « nec verum; aut si sit, saltem sciri a nobis nullo modo << posse; proinde utilitatem esse solam quæ verum et fal« sum metiatur, idque quod plurimam semper attulisse «< utilitatem experientia docuerit, pro vero certoque ha« bendum. »

Ainsi cette doctrine que sentir est tout l'homme, qu'il n'y a rien pour lui que ce qu'il sent, et que toute sa connaissance n'est que la sensation transformée; cette doctrine si célébrée parmi nous et qu'on a regardée comme une lumière tout-à-fait moderne devant laquelle devaient fuir les anciennes ténèbres, est précisément la même qui fut enseignée il y a plus de 2,000 ans par le sophiste Protagoras, qui en avouait au moins toutes les conséquences, puisqu'il professait le scepticisme et l'athéisme.

Il est remarquable que les mêmes circonstances, le même état des esprits ramènent à certaines époques les mêmes erreurs toujours reproduites comme nouvelles, et qu'on y oppose les mêmes faits et les mêmes raisonnements. La réfutation que Platon met dans la bouche de Socrate se trouve presque littéralement dans Hutcheson, qui ne le cite point, et qui ne songeait probablement,

en répondant à quelques philosophes modernes, ni à Pla

ton ni à Protagoras.

VIII.

De la substance.

Nous plaçons sous ce titre quatre morceaux différents; le professeur dans le premier décrit le procédé par lequel notre esprit conçoit la substance sous les attributs; dans le second et le troisième il examine et réfute les erreurs des philosophes sur la substance; dans le quatrième il indique rapidement l'origne de ces erreurs.

I. De la conception de la substance.

(FRAGMENT DE LA 14 LEÇON.)

Il y a une similitude si parfaite entre le procédé par lequel nous découvrons l'existence de la matière, et celui par lequel nous découvrons notre propre existence, que l'étude de l'un de ces procédés est nécessairement l'étude de l'autre. C'est pourquoi nous ne les séparerons pas dans nos recherches. Toutes les théories des philosophes embrassent les deux substances; on les attaque, on les défend à la fois, et par les mêmes raisonnements; toutes deux peuvent être pénétrées par la raison, ou toutes deux sont impénétrables; toutes deux sont des réalités, ou toutes deux sont des chimères; en un mot, elles périssent ou succombent ensemble, et dans toutes les doctrines leur destinée a été commune.

Commençons par les faits relatifs à la substance spirituelle. La première sensation que nous éprouvons nous révèle deux faits, l'existence actuelle de ce qui est senti, et l'existence actuelle de ce qui sent. Ce qui est senti est le seul objet propre et immédiat de cette faculté que nous appelons la conscience; ce qui sent n'est point vu par elle; il est suggéré à l'entendement par la sensation; en apercevant celle-ci, la conscience l'aperçoit comme sentie par le moi. La liaison de la sensation au moi est si intime qu'il n'est pas étonnant que l'on assigne la même origine à la notion de l'une et de l'autre, et à la persuasion qui en est inséparable

La nature ne sépare pas plus la sensation du moi qu'elle ne sépare le moi de la sensation; mais ce que la nature ne sépare jamais, nous pouvons le séparer par la pensée. Nous pouvons considérer le moi sans penser à la sensation, la sensation sans penser au moi. Dans le premier cas, nous avons la notion abstraite du moi; dans le second cas, la notion abstraite de la sensation : celle-ci très-claire, parce que la sensation est l'objet immédiat de la conscience; celle-là très-obscure, parce que le moi n'est saisi immédiatement par aucune de nos facultés. Ce que je dis de la sensation, il faut le dire de toutes les affections et de toutes les opérations du moi. La notion abstraite du moi, généralisée, est notre notion de la substance spirituelle.

L'obscurité de cette notion résulte de ce qu'elle est relative et non directe. Nous ne savons rien de la substance spirituelle, si ce n'est qu'elle existe. On perd également

le fait de vue, quand on prétend assigner la nature de la substance spirituelle, et quand on nie sa réalité.

Dans aucune langue, je crois, le tout, résultant de la pensée rapportée au moi, n'est exprimé par un mot unique. Cela vient de ce que la pensée et le moi sont deux choses, et que les langues qui sont des méthodes d'analyse ne savent distinguer plusieurs choses qu'à l'aide de plusieurs mots. Ramené à ce point de point de vue, le célèbre enthymème de Descartes ne mérite ni le ridicule ni les louanges excessives qu'on lui a prodigués. En posant séparément et successivement le fait de la pensée et celui de l'existence, Descartes a reconnu la distinction de ces faits et la subordination du second à l'égard du premier : ce mérite est celui d'un observateur exact. Mais Descartes ne devait pas présenter cette dépendance sous la forme d'un raisonnement; il n'y a pas lieu à l'ergo. Nous sommes en même temps que nous pensons; nous savons que nous sommes, parce que la conscience nous avertit que nous pensons; mais nous ne sommes pas parce que nous pensons, et nous ne pensons pas parce que nous sommes. Ni la première pensée n'engendre le moi, ni le moi n'engendre la première pensée. Il faudrait pour cela qu'il eût une sensation antérieure au moi, ou un moi antérieur à la sensation. Or, un moi antérieur à la sensation, ou une sensation antérieure au moi, sont des abstractions de nos esprits et de pures méthodes d'analyse nées de l'imperfection du langage. Quelques philosophes allemands, voulant déduire la pensée du moi, ont inventé un moi qui se pose lui-même au préalable, et qui pose

y

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