Images de page
PDF
ePub

sur nos sens, et de l'application de la réflexion aux opérations de notre esprit.

Berkeley et Hume ont adopté cette explication de l'origine de nos idées; mais elle a été combattue par d'autres philosophes non moins célèbres, et pleins de la même estime pour l'Essai sur l'entendement humain.

Le docteur Hutcheson de Glascow a soutenu dans ses Recherches sur l'origine de nos idées de la Beauté et de la Vertu, que ce sont des idées simples et primitives, et qu'elles sont le produit de facultés également primitives, qu'il appelle sens de la beauté et sens moral.

Le docteur Price, dans sa Revue des principales questions et des principales difficultés de la morale, a observé avec beaucoup de justesse que si l'on prend les mots sensation et réflexion dans le sens que Locke y attache au commencement de son livre, il est impossible d'en dériver quelques-unes de nos idées les plus importantes, et qu'il y a beaucoup de notions simples qui sont le produit incontestable du seul entendement, c'est-à-dire, de notre faculté de juger et de raisonner.

Locke dit, que « par réflexion, il entend la connais<< sance que l'ame prend de ses différentes opérations et « de la manière dont elles s'exécutent 1. » Dans ce sens la réflexion n'est autre chose que la conscience, qui nous apprend en effet tout ce que nous savons des opérations de notre ame; aussi Locke répète-t-il souvent que les opérations de notre esprit sont les seuls objets de la réflexion.

2

Quand on limite la réflexion de cette manière, et qu'on soutient en même temps que toutes nos idées sont des idées de sensation ou de réflexion, on soutient que nous ne concevons jamais que des objets sensibles ou des opéra

1 Liv. II, chap. 1, § 4.

tions de notre esprit, ce qui est fort éloigné de la vérité.

Mais le mot réflexion se prend ordinairement dans un sens beaucoup plus étendu, et il y a plusieurs de nos facultés intellectuelles auxquelles il s'applique avec plus de justesse qu'à la conscience. Nous réfléchissons, quand nous rappelons le passé dans notre mémoire, et que nous le considérons avec attention; nous réfléchissons quand nous définissons, quand nous distinguons, quand nous jugeons, quand nous raisonnons, soit à l'égard des objets sensibles, soit à l'égard des objets intellectuels.

Si on prend la réflexion en ce sens, qui est le sens. propre, puisqu'il est le plus généralement reçu, on peut dire qu'elle est la source unique de tout ce que nous avons de notions exactes et distinctes. Car quoique nos premières notions des objets sensibles nous soient données par les sens, et nos premières notions des opérations de l'esprit par la conscience, ces premières notions ne sont ni simples, ni claires les sens et la conscience passent continuellement d'un objet à un autre; leur action est fugitive et instantanée: pour que nous concevions distinctement les choses qu'elles nous montrent, il faut que la mémoire les rappelle, que l'attention les examine et que le jugement les compare.

:

La réflexion n'est pas une faculté proprement dite; elle est l'action simultanée de l'attention et de plusieurs facultés, telles que la mémoire, la faculté de distinguer, de comparer, de juger. Nous ne devons pas seulement à ces facultés un grand nombre de nos idées simples, nous leur devons encore toutes nos idées exactes et précises, les seules qui soient les matériaux du raisonnement. Parmi ces idées, il en est beaucoup qui ne sont ni des notions d'objets sensibles, ni des notions de nos opérations intellectuelles et qui, par conséquent, ne peuvent être appelées idées de sensation ou de réflexion, selon la définition

de Locke; mais on peut les appeler idées de réflexion, si l'on donne à ce mot le sens plus étendu que l'usage au

torise.

Le plus souvent Locke renferme la réflexion dans les limites de sa définition, mais quelquefois il retombe sans s'en apercevoir dans l'acception que le langage commun donne à ce mot, et cette confusion répand quelque obscurité sur sa théorie de l'origine des idées.

Ces observations générales devaient précéder celles que nous allons faire, sur la manière dont Locke explique l'origine de l'idée de durée.

« La réflexion que nous faisons, dit-il, sur cette suite << de différentes idées qui paraissent l'une après l'autre << dans notre esprit, est ce qui donne l'idée de la succes<«<sion; et nous appelons durée la distance qui est entre deux parties quelconques de cette succession 1.>>

Locke semble donc supposer que l'idée de succession est antérieure à celle de la durée, soit dans le temps, soit dans l'ordre de la nature; mais cela est impossible, car la succession présuppose la durée, comme le remarque très-bien le docteur Price, et ne peut en aucune manière la précéder. Il aurait été beaucoup plus juste de dériver l'idée de succession de celle de durée, que l'idée de durée de celle de succession.

Mais comment obtenons-nous l'idée de succession? « C'est, dit Locke, en réfléchissant sur cette suite de diffé<«<rentes idées, qui paraissent l'une après l'autre dans notre << esprit. >>

[ocr errors]

Réfléchir sur une suite d'idées, n'est rien de plus que s'en souvenir et considérer avec attention ce que la mémoire nous en rappelle; car si nous n'en avions pas le souvenir, nous ne pourrions y penser. La réflexion dont 2 Essai, liv. II, chap. xiv, § 3.

parle Locke, renferme donc la mémoire, sans laquelle on ne réfléchit point sur le passé, et sans laquelle, par conséquent, on n'acquiert point l'idée de succession.

par

Remarquons ici, qu'à proprement parler et dans la rigueur du langage philosophique, aucune espèce de succession ne peut nous être manifestée ni par les sens, ni la conscience. En effet, le témoignage de ces facultés se borne à l'instant présent, et il n'y a point de succession dans un instant. Les sens seuls n'observeraient pas le mouvement des corps qui est un changement successif de lieu, s'ils n'étaient aidés de la mémoire.

Cette observation semble contredire le sens commun et le langage ordinaire, dans lequel on dit qu'on voit les corps se mouvoir, et que le mouvement est une qualité sensible. Mais cette contradiction entre la philosophie et l'opinion commune n'est qu'apparente. Elle vient uniquement de ce que les philosophes et le vulgaire, définissant le présent d'une manière différente, posent d'une manière également différente la limite qui sépare les sens de la mémoire.

Les philosophes appellent présent le point indivisible du temps qui sépare le passé du futur. Mais il convient mieux aux habitudes et aux affaires de la vie de donner ce nom à une portion plus ou moins étendue du temps. C'est dans ce sens que nous disons l'heure présente, l'année présente, le siècle présent, quoique un seul point de ces périodes soit le présent dans la rigueur philosophique.

Les grammairiens observent que le temps présent des verbes n'est point borné à un instant indivisible; qu'il est assez étendu pour avoir un commencement, un milieu, une fin; et que dans les langues riches et exactes, ces différentes parties du présent sont exprimées par des formes différentes.

[ocr errors]

Les mêmes besoins et les mêmes circonstances des relations sociales qui ont fait donner au présent une durée indéterminée ont fait reculer dans la même proportion les limites apparentes des sens. Ainsi l'on peut dire j'ai vu ce matin telle personne, et il serait ridicule de reprendre cette façon de s'exprimer, car elle est autorisée par l'usage, et elle présente une idée trèsdistincte. Cependant, à parler rigoureusement, les sens ne témoignent que ce que nous voyons, et non point ce que nous avons vu. Par une fiction convenue j'attribue donc au témoignage des sens, ce qui relève du témoignage de la mémoire.

Rien n'exige dans les affaires de la vie une démarcation très-exacte entre la sphère des sens et celle de la mémoire, et voilà pourquoi, au lieu de borner la première à l'instant indivisible de la durée qui est le véritable présent, nous l'étendons à une portion plus large, à laquelle nous conservons le même nom, et qui a un commencement, un milieu et une fin.

Ou s'exprime donc avec une parfaite propriété dans la langue commune, quand on dit qu'on voit un corps se mouvoir et que le mouvement des corps est perçu par les sens; mais le philosophe qui distingue les véritables fonctions des sens de ce qui appartient à la mémoire, observe que nous ne voyons pas plus le passé que nous ne nous souvenons du présent, et il conclut de là, que sans la mémoire nous ne discernerions ni mouvement ni succession quelconque. Nous voyons, en effet, le lieu présent d'un corps; et nous nous souvenons du progrès par lequel il y est arrivé ; l'idée du mouvement est composée de ce double témoignage de nos yeux et de notre mémoire.

Voyons maintenant comment, de l'idée de la succes➡ sion, Locke fait naître l'idée de la durée.

« PrécédentContinuer »