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ESQUISSE DU MORCEAU FINAL

DES

SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG.

LE COMTE.

En commençant ces entretiens, nous ne devions plus être séparés que par la mort, mes chers amis; et voilà que la Providence, en un clin d'œil, a de nouveau bouleversé le monde : les devoirs changent avec les rapports politiques; vous, mon cher chevalier, vous êtes le premier appelé. Allez, allez encore, sous les drapeaux de l'honneur, montrer à vos maîtres d'honorables cicatrices, et leur offrir le sang qui vous reste; allez, avec le courage des martyrs, et sans autre espoir que celui qui les animait car il ne faut pas se faire illusion, il n'y a plus dans le monde d'espoir pour la fidélité; dans les grandes révolutions, les victimes pures ne meurent pas toutes du premier coup; elles sont frappées deux fois : telle est votre destinée. Partez; j'attendrai votre sort, et

le mien, qui doit ressembler au vôtre, ne vous sera pas inconnu.

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Quoi! bientôt nous ne vous verrons plus, mon cher sénateur? Voyez mes larmes; elles vous prouvent que jamais vous ne sortirez de ma mémoire. Les jours où l'écriture m'apprendra que vous existez, c'est-à-dire que vous m'aimez, seront pour moi des jours de fête. Puissé-je vous en donner de pareils! - Jusqu'à mon dernier soupir je ne cesserai de me rappeler la Russie, et de faire des vœux pour elle. Naturalisé par la bienveillance que j'ai rencontrée au milieu de ses habitants, j'écoute volontiers la reconnaissance lorsqu'elle essaye de me prouver que je suis Russe. Votre bonheur ne cessera d'occuper ma pensée. Qu'allez-vous devenir au milieu de l'ébranlement général des esprits? et comment s'allieront tant d'éléments divers qu'un court espace de temps a réunis chez vous? La foi aveugle, les cérémonies grossières, les doctrines philosophiques, l'illuminisme, l'esprit de liberté, l'obéissance passive, l'isba et le palais, les raffinements du luxe et les rudesses de la sauvagerie, que deviendront tant d'éléments discordants mis en mouvement par ce goût de nouveauté qui forme peut-être le trait le plus saillant de votre caractère, et qui, vous élançant sans cesse vers des objets nouveaux, vous dégoûte de ce que vous possédez ? Vous n'habitez avec plaisir que la maison que vous venez d'acheter. Depuis les lois jusqu'aux rubans, tout est soumis à l'infatigable roue de vos changements. Cependant, contemplez les nations qui couvrent le globe; c'est le système contraire qui les a menées à l'illustration. Le

DES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG.

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tenace Anglais vous le prouve : ses souverains s'honorent encore de porter les titres qu'ils reçurent des papes, l'épée qu'ils tenaient de la même main marche encore devant eux le jour de leur sacre, de manière que dans l'avenir il n'y aura rien à changer. On lit dans leurs almanachs le nom du confesseur de la cour, tant il est difficile de la séparer de ses antiques institutions. Enfin, quel peuple la surpasse en force, en unité, en gloire nationale? Voulez-vous être grands autant que vous êtes puissants? marchez sur ces exemples, contredisez sans cesse cet esprit de nouveauté et de changement, jusque dans les plus petites choses; laissez pendre sur vos murs les tapisseries enfumées de vos aïeux ; chargez vos tables de leur pesante argenterie. Vous dites: « Mon père est mort dans cette maison, il faut que

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je la vende! » Anathème sur ce sophisme de l'insensibilité! dites au contraire: « Il y est mort, je ne puis << plus la vendre. » Placez sur la porte vos armes exprimées par le bronze, et que la dixième génération foule encore le seuil qui a vu passer la cendre des ancêtres. Laissez là vos planches, vos clous, et votre plâtre ignoble. Dieu vous a faits seigneurs du granit et du fer; usez de ses dons, et ne bâtissez que pour l'éternité. On cherche les monuments chez vous: on dirait que vous ne les aimez pas. Peut-être direz-vous que vous êtes jeunes ; mais songez donc que les pyramides d'Egypte furent modernes. Si vous ne faites rien pour le temps, que peut-il faire pour vous? Quant aux sciences, elles viendront si elles veulent: êtes-vous faits pour elles? c'est ce qu'on verra. En tous cas, que vous im

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porte? Les Romains, si grands dans la littérature, n'entendaient rien aux sciences proprement dites; cependant ils ont fait dans le monde une figure décente. Comme eux et comme toutes les nations du monde, vous commencez par la poésie, votre belle langue se prête à tout; laissez múrir vos talents sans impatience, songez qu'il ne vous arrive que ce qui est arrivé à toutes les autres nations. Vos hommes de guerre et d'Etat, ceux qui vous ont faits ce que vous êtes, ont précédé chez vous comme ailleurs l'ère des sciences. Galitzin, véritable ministre russe d'un véritable empereur russe ; Dolgorouky, qui savait apprivoiser le lion sans l'avilir; Strogonoff, qui poussa la Sibérie dans les bras de vos maîtres;-les Romanzoff, les Repnin, les Souvaroff, les Soltikoff, qui ont porté aux nues la gloire de vos armes, n'étaient d'aucune académie: il vaut mieux n'en point avoir, que de les remplir d'étrangers. Votre temps, s'il doit venir, viendra naturellement et sans efforts. La flamme brûle dans toute l'Europe; si vous êtes combustibles, comment ne vous saisirait-elle pas ? En attendant, la gloire romaine vous attend dans les lettres. Mes vœux ne sont rien, mon cher sénateur; mais tant que je foulerai cette malheureuse terre, je ne cesserai d'en former pour vous.

ÉCLAIRCISSEMENT

SUR

LES SACRIFICES

CHAPITRE PREMIER

DES SACRIFICES EN GÉNÉRAL

Je n'adopte point l'axiome impie :

La crainte dans le monde imagina les dieux (1).

Je me plais au contraire à remarquer que les hommes, en donnant à Dieu les noms qui expriment la grandeur, le pouvoir et la bonté, en l'appelant le Seigneur, le Maitre, le Père, etc., montraient assez que l'idée de la divinité ne pouvait être fille de la crainte. On peut observer

(1) Primus in orbe deos fecit timor. Ce passage, dont on ignore le véritable auteur, se trouve parmi les fragments de Pétrone. Il est bien là.

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