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mier coup de tambour, à se dépouiller de ce caractère sacré pour s'en aller sans résistance, souvent même avec une certaine allégresse, qui a aussi son caractère particulier, mettre en pièces, sur le champ de bataille, son frère qui ne l'a jamais offensé, et qui s'avance de son côté pour lui faire subir le même sort, s'il le peut? Je concevrais encore une guerre nationale: mais combien y a-t-il de guerres de ce genre? une en mille ans, peut-être pour les autres, surtout entre nations civilisées, qui raisonnent et qui savent ce qu'elles font, je déclare n'y rien comprendre. On pourra dire La gloire explique tout; mais, d'abord, la gloire n'est que pour les chefs; en second lieu, c'est reculer la difficulté car je demande précisément d'où vient cette gloire extraordinaire attachée à la guerre. J'ai souvent eu une vision dont je veux vous faire part. J'imagine qu'une intelligence, étrangère à notre globe, y vient pour quelque raison suffisante et s'entretient avec quelqu'un de nous sur l'ordre qui règne dans ce monde. Parmi les choses curieuses qu'on lui raconte, on lui dit que la corruption et les vices dont on l'a parfaitement instruite, exigent que l'homme, dans de certaines circonstances, meure par la main de l'homme; que ce droit de tuer sans crime n'est confié, parmi nous, qu'au bourreau et au soldat. « L'un, ajoutera-t-on, donne la mort << aux coupables, convaincus et condamnés, et ses exé<«<cutions sont heureusement si rares, qu'un de ces << ministres de mort suffit dans une province. Quant << aux soldats, il n'y en a jamais assez car ils doivent « tuer sans mesure, et toujours d'honnêtes gens. De

«< ces deux tueurs de profession, le soldat et l'exécu<< teur, l'un est fort honoré, et l'a toujours été parmi << toutes les nations qui ont habité jusqu'à présent ce << globe où vous êtes arrivé; l'autre, au contraire, est << tout aussi généralement déclaré infâme; devinez, je « vous prie, sur qui tombe l'anathème? >>

Certainement le génie voyageur ne balancerait pas un instant; il ferait du bourreau tous les éloges que vous n'avez pu lui refuser l'autre jour, monsieur le comte, malgré tous nos préjugés, lorsque vous nous parliez de ce gentilhomme, comme disait Voltaire. C'est << un être sublime, nous dirait-il; c'est la pierre angu-<< lairc de la société : puisque le crime est venu habiter << votre terre, et qu'il ne peut être arrêté que par le << châtiment, ôtez du monde l'exécuteur, et tout ordre << disparaît avec lui. Quelle grandeur d'âme, d'ailleurs! << quel noble désintéressement ne doit-on pas nécessai«<rement supposer dans l'homme qui se dévoue à des << fonctions si respectables sans doute, mais si pénibles << et si contraires à votre nature! car je m'aperçois, « depuis que je suis parmi vous, que, lorsque vous « êtes de sang froid, il vous en coûte pour tuer une poule. Je suis donc persuadé que l'opinion l'envi<<< ronne de tout l'honneur dont il a besoin, et qui lui « est dû à si juste titre. Quant au soldat, c'est, à << tout prendre, un ministre de cruautés et d'injustices. << Combien y a-t-il de guerres évidemment justes? « Combien n'y en a-t-il pas d'évidemment injustes! << Combien d'injustices particulières, d'horreurs et d'a<< trocités inutiles! J'imagine donc que l'opinion a très

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« justement versé parmi vous autant de honte sur la << tète du soldat, qu'elle a jeté de gloire sur celle de « l'exécuteur impassible des arrêts de la justice souve→ << raine. >>

Vous savez ce qui en est, messieurs, et combien le génie se serait trompé ! Le militaire et le bourreau occupent en effet les deux extrémités de l'échelle sociale; mais c'est dans le sens inverse de cette belle théorie. Il n'y a rien de si noble que le premier, rien de si abject que le second: car je ne ferai point un jeu de mots en disant que leurs fonctions ne se rapprochent qu'en s'éloignant; elles se touchent comme le premier degré dans le cercle touche le 360°, précisément parce qu'il n'y en a pas de plus éloigné (1). Le militaire est si noble, qu'il ennoblit même ce qu'il y a de plus ignoble dans l'opinion générale, puisqu'il peut exercer les fonctions de l'exécuteur sans s'avilir, pourvu cependant qu'il n'exécute que ses pareils, et que, pour leur donner la mort, il ne se serve que de ses armes.

LE CHEVALIER.

Ah! que vous dites là une chose importante, mon cher ami! Dans tout pays où, par quelque considération que l'on puisse imaginer, on s'aviserait de faire. exécuter par le soldat des coupables qui n'appartien

(1) Il me semble, sans pouvoir l'assurer, que cette comparaison heureuse appartient au marquis de Mirabeau, qui l'emploie quelque part dans l'Ami des hommes.

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draient pas à cet état, en un clin d'œil, et sans savoir pourquoi, on verrait s'éteindre tous ces rayons qui environnent la tête du militaire: on le craindrait, sans doute; car tout homme qui a, pour contenance ordinaire, un bon fusil muni d'une bonne platine, mérite grande attention mais ce charme indéfinissable de l'honneur aurait disparu sans retour. L'officier ne serait plus rien comme officier s'il avait de la naissance et des vertus, il pourrait être considéré, malgré son grade; il l'ennoblirait au lieu d'en être ennobli; et, si ce grade donnait de grands revenus, il aurait le prix de la richesse, jamais celui de la noblesse; mais vous avez dit, monsieur le sénateur : « Pourvu cependant « que le soldat n'exécule que ses compagnons, et que, « pour les faire mourir, il n'emploie que les armes de « son état. » Il faudrait ajouter et pourvu qu'il s'agisse d'un crime militaire : dès qu'il cst question d'un crime vilain, c'est l'affaire du bourreau.

LE COMTE.

En effet, c'est l'usage. Les tribunaux ordinaires ayant la connaissance des crimes civils, on leur remet les soldats coupables de ces sortes de crimes. Cependant, s'il plaisait au souverain d'en ordonner autrement, je suis fort éloigné de regarder comme certain que le caractère du soldat en serait blessé; mais nous sommes tous les trois bien d'accord sur les deux autres conditions; et nous ne doutons pas que ce caractère ne fût irrémissiblement flétri si l'on forçait

le soldat à fusiller le simple citoyen, ou à faire mourir son camarade par le feu ou par la corde. Pour maintenir l'honneur et la discipline d'un corps, d'une association quelconque, les récompenses privilégiées ont moins de force que les châtiments privilégiés : les Romains, le peuple de l'antiquité à la fois le plus scnsé ct le plus guerrier, avaient conçu une singulière idée au sujet des châtiments militaires de simple correction. Croyant qu'il ne pouvait y avoir de discipline sans bâton, et ne voulant cependant avilir ni celui qui frappait, ni celui qui était frappé, ils avaient imaginé de consacrer, en quelque manière, la bastonnade militaire : pour cela ils choisirent un bois, le plus inutile de tous aux usages de la vie, la vigne, et ils le destinèrent uniquement à châtier le soldat. La vigne, dans la main du centurion, était le signe de son autorité et l'instrument des punitions corporelles non capitales. La bastonnade, en général, était, chez les Romains, une peine avouée par la loi (1); mais nul homme non militaire ne pouvait être frappé avec la vigne, et nul autre bois que celui de la vigne ne pouvait servir pour frapper un militaire. Je ne sais comment quelque idée semblable ne s'est présentée à l'esprit d'aucun souverain moderne.

(1) Elle lui donnait même un nom assez doux, puisqu'elle l'appelait simplement l'avertissement du bâton; tandis qu'elle nommait châtiment la peine du fouet, qui avait quelque chose de déshonorant. Fustium admonitio, flagellorum castigatio. (Callistratus, in lege vi, Digest. de Ponis.)

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