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tion de Philostrate, grâce à la libéralité de M. Bertin de Vaux, vit le jour en 1806, brillante promesse, accueillie par l'Europe savante, et que devaient dépasser de bien loin tant de productions magistrales, couronnéés par son chef-d'œuvre des Anecdota. Que n'a-t-il achevé aussi ce Dictionnaire universel de la langue française, qu'il avait commencé encore à la sollicitation de M. Bertin, et pour lequel il était si bien préparé? Mais M. Bertin, trop impatient, d'autant plus impatient que l'habileté de l'exécution le charmait, découragea l'auteur par ses instances trop réitérées: il ne réfléchissait pas qu'il n'y a que les Dictionnaires qu'on attend qui soient bons. Il est vrai que les bons se font attendre quelquefois bien longtemps... témoin celui de M. Boissonade.

Une fois qu'il était connu, chaque année lui apporta un progrès nouveau de considération et de bien-être. A la création de l'Université impériale, on lui offrit une chaire de littérature grecque dans la ville de Gênes. Plus tard il ne tint qu'à lui d'être recteur de l'Académie de Strasbourg; mais l'administration, même universitaire, ne le tentait plus. Et comment pouvait-il d'ailleurs s'éloigner de son trésor des manuscrits de la Bibliothèque impériale?

Lorsqu'en 1809 M. de Fontanes inaugura la naissante Faculté des Lettres de Paris, il voulut l'appuyer tout d'abord de la recommandation de quelques vieilles renommées, jusqu'à ce qu'elle s'illustråt elle-même, et il inscrivit sur la liste des professeurs le traducteur d'Hérodote, M. Larcher, octogénaire. Ce n'était que l'ombre d'un grand nom. Il fallait une voix capable de remplir la chaire et d'en soutenir l'honneur; M. Boissonade fut nommé suppléant. Moins de quatre ans après, il entrait en possession, par légitime conquête, de la double succession de M. Larcher à la Faculté des Lettres et à l'Institut. Dans la suite (1828), les suffrages réunis de l'Académie des inscriptions et du corps des professeurs l'appelèrent à la chaire de littérature grecque du Collège de France. Mais n'approuvant point le monopole de la science chez les autres, il se serait reproché d'en donner l'exemple luimême ; le ministre lui permit de se faire suppléer à la Faculté des Lettres.

Les quarante-huit dernières années de sa vie furent consacrées tout entières à ses devoirs de professeur et à ses travaux d'éditeur classique. Jusqu'où aurait-il pu s'avancer dans la critique his

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torique et dans l'archéologie, ses deux Mémoires sur l'inscription d'Élis et sur celle d'Actium, ceux qu'il lut dans les séances particulières de l'Académie peu de temps après sa réception, l'instruction répandue dans ses livres et celle qui donnait tant d'intérêt à ses leçons, ont pu le faire pressentir. Mais il voulut se renfermer dans la critique verbale. Son grand mérite est d'avoir cultivé avec une supériorité si marquée cette branche de la science de l'antitiquité, l'une des plus humbles en apparence, mais qui exige autant de jugement et d'intelligence que de mémoire, l'une aussi des plus utiles et des plus importantes, puisqu'il lui appartient de préparer les instruments qui assurent la bonne direction et la fertilité de toutes les autres. Son choix fut déterminé peut-être au commencement par la nécessité des circonstances et par une sorte de dévouement. Il s'agissait de relever du discrédit où elles languissaient alors en France les études grecques et latines. Le succès couronna sa généreuse résolution.

Il fit pour ainsi dire deux parts de la littérature grecque pour son enseignement oral, les maîtres de l'art, les chefs du chœur, Homère et Pindare, Platon et Démosthène, Aristophane et les tragiques; pour ses éditions (excepté les vingt-quatre volumes de la collection des poëtes), les rhéteurs, les grammairiens, les épistolographes des âges inférieurs, pauvres morts oubliés de la renommée, perdus dans la poussière des manuscrits ou de quelque livre obscur, qu'il se plaisait à exhumer, à ramener au jour, en les portant attachés à son commentaire, plutôt qu'il n'attachait son commentaire à leurs ouvrages. Ces auteurs lui fournissaient comme le canevas mince et grossièrement ourdi sur lequel une main savante applique une broderie de fils d'or et de soie aux mille nuances, faisant du tout ensemble une texture solide, une variété de figures qui serviront de modèle aux artistes. Car je ne pense pas que pour la seule valeur des textes les libraires de Hollande, de Londres, de Leipsig, de Paris eussent fait les frais de l'impression de tant d'auteurs sans nom. Je ne me figure pas que ce fut pour la nouveauté des déclamations de Pachymère que le premier exemplaire de l'édition de M. Boissonade apporté dans Athènes était dépécé en feuilles par celui qui venait de le recevoir, pour satisfaire à l'impatience de ses amis demandant tous à la fois de le lire, « comme dans un cabinet de lecture, ajoute le narrateur, on se partage les pages d'un journal les jours de nouvelles

importantes. Il n'y avait si vile matière d'où il ne sut tirer de l'or, et sous sa plume la grammaire devenait spirituelle et piquante; sa science avait du charme : c'était la forte substance de l'érudition allemande passée au crible du goût français.

M. Boissonade a beaucoup écrit en latin; des juges difficiles, en y regardant de très-près, non pas de l'œil où pouvait être chez eux sinon la poutre au moins la paille, ont trouvé qu'il n'avait pas la pureté cicéronienne des Italiens du seizième siècle. Il me semble que les Romains de tous les âges auraient fort goûté la grace inaffectée, les allusion fines de son style, cet art de dire les choses comme sans le vouloir, ces réminiscences si naturelles et si à propos qui n'ont pas un air d'emprunt, cette aisance et cette urbanité de langage d'un homme qui a toujours vécu en bon lieu et dans le meilleur commerce; et qu'à tout prendre sa diction avait une saveur de latinité qui les eût satisfaits.

En français, quoiqu'il n'ait pas composé d'original un seul livre et qu'il ait produit seulement des articles, des notices, des commentaires, les connaisseurs le mettent au rang des écrivains les plus chàtiés, les plus polis, les plus élégants.

Tel qu'il était dans ses écrits, tel et plus prodigue de citations ingénieuses, plus libre dans l'exercice de sa sagacité à interpréter les textes et à les restituer, plus brillant d'éclairs imprévus, plus attrayant de sympathie, il se montra dans ses cours. Ceux qui assistèrent à ses premiers débuts ont vanté beaucoup sa séance d'ouverture, où la magie de son ingénieuse érudition tint pendant une heure l'auditoire suspendu à ses lèvres par l'explication des premiers mots d'un dialogue de Platonov lova zípetv, bonjour, Ion. Mais ce sont là de ces spectacles et de ces fêtes qu'un jeune professeur offre à un public qu'il ne connaît pas encore et dont il n'est pas connu, pour donner la mesure des ressources dont il dispose et des prouesses qu'il peut faire. On met à un autre régime l'auditoire ami qu'on veut instruire et non pas amuser. De quelque don de plaire qu'il fût doué, il n'y sacrifia jamais la solidité de la méthode vraiment didactique, celle de nos anciens, << disait-il modestement, que je suis et que j'imite comme je puis.» Son auditoire se divisait pour lui en deux classes: le public béné vole, les hôtes, život, comme il les appelait, et, au-dessus, les élèves de l'École Normale, à qui la volonté d'apprendre autant que l'obéissance à la règle rendait son cours obligatoire; c'étaient les

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fils de la maison. Leur absence d'un jour l'inquiétait, il se félicitait de leur retour, leur assiduité lui semblait le critérium du succès de ses leçons. Élèves de l'École Normale, vous devez être fiers

d'avoir pesé d'un tel poids dans les jugements d'un tel maître sur lui-même, Vous vous efforcerez de l'imiter, de lui ressembler. C'est le plus bel honneur qu'on puisse rendre, selon le sentiment d'un grand homme, aux morts illustres dont on révère la mémoire.

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M. Boissonade trouva dans la retraite des auxiliaires excellents pour se défendre au-delà du terme ordinaire contre les approches de la vieillesse la paix de l'âme avec l'exercice constant du corps et de l'esprit. C'était son opinion, qu'il n'y a que les détresses de Poisiveté et les fatigues du monde qui précipitent la décadence, et que le plaisir même s'y fait payer par trop de gênes, de servitudes et d'ennuis. Ne dirait-on pas que c'est pour lui que La Fontaine a écrit ces vers:

L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste;
Le sage y vit en paix et méprise le reste,

Content de ses douceurs, errant parmi les bois...?

Aussi, n'aceptant plus d'autres liens que ceux de la famille et du professorat, il ne consentit jamais à échanger sa chère liberté pour aucun intérêt de fortune, ni pour les honneurs même de l'Académie qu'il affectionnait tant. La seconde fois qu'il fut désigné président, il fallut le nommer malgré lui. Lorsque la mort du vénérable Daunou laissa vacante la place de secrétaire perpétuel, tous les regards se tournèrent sur lui, et les suffrages vinrent le solliciter de toutes parts. Ses deux éloges de Larcher et de Villoison, si bien pensés, les qualités de son caractère éprouvées par une habitude de tant d'années, nous faisaient voir en lui, avec le talent d'un digne interprète de l'Académie, une de ces autorités qui ne s'imposent point, et au-devant desquelles tout s'empresse, un de ces centres d'attraction qui ramène autour de soi tous les dissentiments à transiger ensemble et à se réconcilier. L'amour de l'indépendance, mêlé d'une extrême défiance de soi-même, et non pas l'indifférence pour l'utilité commune, le retint dans sa solitude à l'abri des affaires. Il partageait son temps entre sa bibliothèque et son jardin, aussi curieusement cultivés et enrichis l'un que l'autre. Jamais un seul jour sans la plume et les livres, jamais

un seul jour sans la serpe et la bêche. Plus d'un de ses ouvrages témoignent de ses connaissances en horticulture, et son jardin voyait fleurir par ses soins toute une histoire vivante, tout un commentaire en nature de la botanique des anciens. Dans ses éphémérides, confidences écrites pour lui-même et pour lui seul, on le surprend à se reprocher l'intempérance de ce qu'il appelle sa manie jardinière. C'était à l'occasion de la mort de M. Walckenaer, causée par un excès de fatigue. Mais il n'en répétait pas avec moins de plaisir, encore deux ans après, ces vers de Ginguené :

Je suis plus que jamais, en ma saison tardive,

Amateur des jardins, si ce n'est jardinier,

Et toujours des leçons à prendre!

et ceux-ci de Ducis :

Que de fois un vieux påtre, une Lise naive
L'ont regardé de loin, dans leur joie attentive,

Apprenti jardinier, armé de longs ciseaux,

Tondre un mur de charmille, aplanir ses rameaux!

Sauf le pâtre et la Lise naïve, ajoutait-il, qui, heureusement pour moi, ne pourraient pas me voir, car j'en serais trop découragé.» Il souriait en vrai sage à l'injure des ans, et même à la mort qu'il attendait

Sans la désirer ni la craindre,

répétant ces vers de Meynard, « qui lui avait toujours plu infiniment, disait-il, comme ceux de Martial, dont ils étaient imités :

« Summum nec meluas diem, nec optes; »

car la poésie se mêlait naturellement chez lui à la pensée du savant et du philosophe.

Une note de ses éphémérides nous apprend qu'il était plus qu'octogénaire lorsqu'il lui arriva, en allant au collège de France, d'être renversé par un cabriolet qui passa sur lui et le laissa sain et sauf par miracle. Ne frémit-on pas à la pensée qu'en moins de deux ans, le même accident a failli priver l'Institut de trois de ses plus belles lumières, M. Boissonade, M. Hase, M. Villemain? Ce serait à demander le rétablissement de cette loi des Romains qui interdisait, après les premières heures de la matinée, toute circulation des voitures dans la ville. M. Boissonade ne fit pas tant de

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