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bruit. « Je suis allé donner ma leçon sans émotion comme sans douleurs, écrit-il. Cette profonde indifférence tient peut-être à ce que je suis depuis longtemps dans mes années de grâce.

Un deuil cruel avait troublé, en 1844, le cours de cette tranquille existence; sa sœur mourut. Il bâtit sur la tombe une sépulture de famille, où il grava une épitaphe latine dont le sens était :

Sous cette pierre,

Qu'il a placée de son vivant pour lui,
Dans la soixante-dixième année de son âge,

J. F. Boissonade, enseveli

Auprès de sa sœur chérie,

Jouira de la paix éternelle.

Ce rendez-vous donné à la mort, sans ajournement à long terme, selon ce qu'il pouvait croire, n'altérait point sa sérénité. Elle vint à treize ans de là, sans maux et sans violence, comme le souffle d'un jour nouveau qui se lève éteint le flambeau après une longue veille, et ses derniers regards se reposèrent sur la compagne de sa vie, sur ses deux fils, qui porteront honorablement le nom dont il les a décorés.

Ses écrits si nombreux, précieux à tant de titres divers, qui font une partie nécessaire, un ornement remarqué des bibliothèques savantes, lui assurent une longue mémoire. Combien y ajouterait d'éclat, si elle était connue, la part qu'il a prise comme auxiliaire anonyme à de grandes entreprises littéraires et à quelques ouvrages de plusieurs de ses correspondants! combien y en ajouteraient encore, s'ils avaient été publiés en temps utile, ses travaux sur l'anthologie grecque, qui avaient dévancé la célèbre édition de Fréd. Jacobs, et qui lui prêteraient encore aujourd'hui de nouvelles clartés! Mais quand même il n'aurait point laissé de livres, il pourrait, si la postérité comptait avec lui, dire quelles furent les cinquante années de son enseignement, combien de lettrés d'un goût délicat, de professeurs distingués, d'hellénistes éminents sont sortis de son école, et, content de cette œuvre, répondre, comme la matrone romaine : « Voilà ma parure, voilà ma gloire. »

M. GUIGNIAUT lit ensuite le rapport au nom de la Commission chargée d'examiner les travaux envoyés par les membres de l'École française d'Athènes.

La Commission était composée de MM. HASE, président;

GUIGNIAUT, secrétaire; BRUNET DE PRESLE, E. EGGER, ALEXANDRE, avec la coopération de M. Ph. LE BAs, président de l'Académie.

Messieurs,

Pour la huitième fois, en exécution du décret qui a voulu donner la publicité de votre séance solennelle au jugement annuel qu'il vous demande sur les travaux de l'École française d'Athènes, nous venons, investis de votre confiance, vous rendre compte de ceux de ces travaux qui vous ont été transmis par M. le Ministre de l'instruction publique, et que vous nous avez charges d'examiner, depuis la fin de l'année précédente.

Dans le cours de cette période nouvelle d'une existence traversée par des épreuves jusque-là surmontées avec courage et avec honneur, l'École d'Athènes a compté cinq membres, tous sortis de l'École normale, comme leurs devanciers, tous simples licenciés ès-lettres, mais dont il n'est pas téméraire de dire que la plupart eussent mérité l'agrégation au professorat, aussi bien que leurs prédécesseurs, si le concours leur eût été ouvert comme à eux. Du moins est-il sûr qu'ils eussent été chargés des fonctions de l'enseignement, déjà exercées par l'un d'entre eux, si, épris d'une émulation devenue trop rare dans la jeune Université, ils n'avaient préféré, à leurs risques et périls, compléter la studieuse initiation de l'École normale, jugée autrefois suffisante, par l'initiation élevée et féconde de l'École d'Athènes.

De ces cinq membres, l'Académie ne l'a point oublié, l'un. M. Heuzey, avait été, sur l'avis de sa Commission, approuvé par elle, maintenu à l'École une quatrième année, non-seulement pour son étude de la région de l'Olympe, travail d'un mérite distingué, mais pour ce qu'elle attendait du résultat de ses explorations en Acarnanie, sujet non moins neuf et non moins intéressant de son Mémoire de troisième année. Cette attente, quoiqu'elle ait été longue, n'a point été trompée; il nous est parvenu à temps encore, mais grâce au retard de notre séance publique, sur lequel il ne fallait point compter, une description de l'Acarnanie étendue et détaillée, quoique incomplète en un point important, qui forme cent trente-cinq pages in-4°, accompagnées de huit planches représentant les ruines antiques du pays, levées et dessinées avec beaucoup de soin.

L'Acarnanie, comme tout l'occident de l'Hellade, isolée de bonne heure du mouvement ascendant de la civilisation grecque après les siècles héroïques, reléguée de plus en plus au milieu de ses forêts et de ses montagnes, et devenue presque barbare aux yeux des Grecs eux-mêmes, fut aussi négligée des voyageurs anciens qu'elle l'a été des modernes. Même pour les derniers explorateurs, Pouqueville et le colonel Leake, qu'il ne faut pas comparer d'ailleurs, tant celui-ci est supérieur à l'autre, l'intérieur de cette contrée difficilement accessible, mais si curieuse cependant et par les vieilles mœurs et par les ruines antiques, conservées avec une égale fidélité, était demeuré en partie inconnu, et, jusqu'au voisinage des côtes, d'importantes positions n'avaient point été exactement déterminées. Deux membres de l'École d'Athènes, l'infortuné Vincent et M. Jules Girard, animés déjà de l'esprit de recherche qui n'a cessé de grandir parmi leurs successeurs, s'y hasardèrent il y a près de dix ans ; mais ils ne firent guère que traverser le pays et en recueillir de rapides impressions, consignées dans des lettres dont quelques-unes seulement ont été publiées. L'heureuse inspiration du Gouvernement actuel (nous pouvons le dire nous-mêmes en présence des résultats) n'avait point encore, à cette époque, remis aux mains compétentes de l'Académie le patronage scientifique de l'École, l'appréciation de ses travaux, le soin de ses traditions.

M. Heuzey a été plus heureux que ses devanciers: grâce à la sage et ferme politique qui a commandé la paix en Orient, et qui la maintient avec tant d'efforts parmi tant de difficultés entre les chrétiens relevés et les Turcs défendus, il a trouvé la frontière de Grèce tranquille, il a pu traverser les âpres montagnes qui conduisent par la Locride et par l'Étolie jusque dans les solitudes de l'Acarnanie ; il a vu les anciens Palicares et les anciens Armatoles résignés, sinon désarmés, et il a couché sans crainte dans la cabane de ces rudes paysans si prompts à se transformer en Klephthes, comme sous le toit hospitalier des plus redoutables capitaines. Aussi lui a-t-il été donné de séjourner des mois entiers là où d'autres avaient passé quelques jours, d'explorer dans sa plus grande étendue le pays qu'il s'était chargé de reconnaître, d'en étudier à la fois l'ensemble et les détails, d'y peindre la nature et les hommes en y décrivant les moindres vestiges de leurs établissements passés; enfin, de compléter sur nombre de points l'his

toire par l'archéologie, tout en éclairant l'archéologie par l'histoire.

Le travail de M. Heuzey, qu'il nous a envoyé sous le titre parfaitement justifié de Mémoire, et à la rédaction duquel il a consacré plus d'une année, n'est point un simple itinéraire, un journal de voyage c'est une description topographique et historique conçue avec réflexion, soumise à une méthode régulière, presque scientifique, et cependant présentée avec art, dans un style clair, animé, pittoresque, sans aucune trace d'affectation ni de faux goût. Possédant à fond son sujet, dans le présent et dans le passé, il l'embrasse d'abord d'une vue générale, le rattache à ses liens naturels, et marque ainsi le vrai caractère de l'Acarnanie en même temps que de la région géographique dont elle fait partie intégrante. Toute cette partie du continent, dit-il, montagneuse et boisée, qui s'étend jusqu'à la mer Ionienne et qu'on appelait Locride, Étolie, Acarnanie, pays des Eurytanes, des Dolopes, des Amphilochiens, forma de tout temps une contrée à part, dis<tincte du reste de la Grèce autant par la nature du sol que par « le caractère des tribus qui s'y établirent. Moins favorisés que les « autres Hellènes et peut-être doués d'un moindre génie, les ha<bitants de ces forêts restèrent en dehors du mouvement général

de la race hellénique. Ils s'accoutumèrent à une vie grossière, « et ils ne paraissent pas avoir été atteints de l'incroyable besoin <de discipline et de progrès qui commença de si bonne heure à

travailler les populations de l'Est et du Midi. Aux plus beaux « temps de la Grèce, ils en étaient encore aux mœurs rustiques et batailleuses, aux habitudes de brigandage et de piraterie de l'age « héroïque. Ils avaient conservé le costume, les armes des pre«miers Grecs, et les contemporains de Thucydide n'avaient qu'à « regarder un Étolien, un homme de la Locride ou de l'Acarnanie, « pour voir comment étaient faits les héros d'Homère. Aujour ‹ d'hui même, tandis que la Grèce moderne renaît et se trans«forme peu à peu, les paysans de la Roumélie occidentale reste«ront plus longtemps que les autres attachés à la barbarie des < siècles passés, et les derniers Klephthes se trouveront parmi « eux..... › M. Heuzey fait ressortir, avec non moins de justesse, l'intérêt historique qui s'attache à cette région de la Grèce et aux populations qui l'ont habitée où l'habitent encore. « Cette partie ⚫ de la Grèce, ajoute-t-il, plus lointaine et plus négligée, mérite • aussi qu'on l'étudie. Il est intéressant pour l'historien, pour

le

philosophe, d'observer ce que savait faire la race grecque dans ‹ cet état pour ainsi dire primitif et loin des circonstances qui, ailleurs, ont produit un développement si rapide et si brillant. Il est curieux de voir jusqu'à quel point ces tribus sont restées ‹ étrangères à une civilisation qui florissait auprès d'eux chez des < peuples du même sang. Enfin, quoique moins civilisées, les an< ciennes populations de la Grèce occidentale n'en ont pas moins ‹ joué leur rôle dans l'histoire politique; elles se sont même trouvées un jour, au milieu de l'épuisement général, les seules qui aient conservé quelque force et quelque fierté.

Le jeune voyageur, après cette introduction générale, passe à la description physique de l'Acarnanie, dans son état actuel, et à la peinture des mœurs de ses habitants, aujourd'hui si clair-semés. Il remarque avec raison que cette contrée si abandonnée des hommes, et redevenue plus sauvage qu'elle ne l'était aux temps primitifs, est loin d'être déshéritée de la nature, avec la végétation si vigoureuse de ses montagnes, la fertilité non-seulement de ses plaines, mais de ses plateaux, avec ses côtes profondément découpées qui se développent du fond du golfe d'Arta à l'entrée du golfe de Corinthe, avec ses ports excellents, et, en regard, cette ceinture d'îles élevées qui les abritent et montrent avec eux la route de la Sicile et de l'Italie. Il détermine ensuite sa figure et ses divisions naturelles, dans lesquelles il comprend l'ancienne Amphilochie, que sa position géographique comme son histoire rattachent à l'Acarnanie, et qui rentre dans ses limites actuelles. Puis il décrit à grands traits, successivement le Valtos, au nord-est, ou cette même Amphilochie, formée d'escarpements argileux et parallèles, qui sont adossés à de hautes montagnes, sillonnés de torrents et de ravins, et d'une extrême âpreté, bien que couverts d'épaisses forêts; à l'ouest, l'Acarnanie propre, ou le Xéroméros, dont le nom exprime la nature aride, le calcaire poreux qui en constitue le sol, ne gardant pas les eaux pluviales, mais les absorbant dans les gouffres ou puits naturels, par où elles vont sous terre former, dans les parties basses du pays, des mares, des élangs, et même de véritables lacs, qui tiennent lieu de rivières et de ruisseaux, dont ce district est presque entièrement dénué. L'aridité du sol y est du reste plus apparente que réelle; s'amassant ou circulant dans ses profondeurs, les eaux, presque partout, font encore sentir à la surface leur humidité bienfaisante. C'est ce qui

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