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expliquer cette horrible inconséquence du cœur humain. L'homme aimait Dieu, parce que Dieu l'avait créé et le conservait; mais Dieu pouvait esser de conserver l'homme, donc l'homme le craignait: c'étaient des rapports nécessaires dérivés de la nature des êtres, donc c'étaient des lois.

Ainsi l'amour et la crainte sont les seuls sentiments de ́ l'homme, et toutes les autres affections n'en sont que des mo difications.

L'homme avait été créé bon, parce que l'être infiniment bon ne pouvait produire que des êtres bons. Dans l'homme bon, l'amour l'emportait sur la crainte, parce que, si Dieu a créé l'être bon, il l'aime: il l'aime, tant qu'il est bon; il veut le conserver, tant qu'il l'aime. L'amour doit être plus fort que la crainte, parce que l'amour est un sentiment positif, puisqu'il se rapporte à une action positive, celle de produire; la crainte n'est qu'un sentiment négatif, puisqu'il se rapporte à une action négative, celle de détruire, c'est-à-dire, de ne pas conserver. Mais l'homme est malheureux: donc il est puni; donc il est coupable; donc il n'est plus bon; donc il a commis quelque action déréglée : et comme l'amour réglé est le principe de ses actions libres ou réglées, son amour s'est déréglé. L'amour réglé est d'aimer Dieu plus que soi-même, et d'aimer ses semblables autant que soi l'amour déréglé est donc de s'aimer soi-même ou ses semblables plus que Dieu, et de s'aimer soimême plus que ses semblables. L'homme a donc perdu l'amour de Dieu, et il y a substitué l'amour de l'homme, comme il a substitué l'amour de soi à l'amour de ses semblables; mais il n'a pu effacer de son esprit l'idée de la Divinité; il en a perdu l'amour, mais il en a conservé la crainte. La crainte sans amour est la haine; il a donc la haine de Dieu la haine de Dieu, la haine de ses semblables, se manifestent à la fois, et le gouvernement se déprave comme la religion.

L'homme établit son pouvoir particulier, ou l'amour de soi, à la place du pouvoir général de la société ou de l'amour des autres; et il fit servir la force générale ou celle des autres à seconder les fureurs ou les caprices de l'amour de soi. Malheureux par ses propres passions et par les passions d'autrui, détruit dans son corps, détruit dans les objets de ses affections,

cherchant en vain dans la société naturelle un asile contre l'oppression de la société politique, l'homme ne vit plus autour de lui que des êtres malfaisants conjurés pour sa perte il sentit qu'il était haï, parce qu'il sentait qu'il était haïssable. Cet amour mêlé de crainte, qui présentait à l'homme bon, dans l'auteur de son être, le pouvoir qui le conservait, devenu, dans l'homme coupable, crainte sans amour, ou haine, ne lui fit voir dans la Divinité qu'une puissance armée pour le détruire; la frayeur multiplia les dieux, comme elle multiplie les objets; l'homme social offrit aux dieux la vie de son semblable pour détourner les maux dont il se croyait menacé, comme il offrit à son semblable sa liberté même pour racheter sa vie. Ainsi l'idolâtrie, le despotisme, l'esclavage, prirent à la fois naissance dans l'univers; comme le christianisme, la monarchie, la liberté, ont commencé ensemble.

Ainsi il y a dans toutes les sociétés religieuses et dans tous les états de ces sociétés, le don de l'homme et le don de la propriété : don de l'homme, don sans destruction dans la religion d'amour; don de l'homme, don avec destruction dans la religion de haine; parce que la haine fait, comme l'amour, le don de l'homme, et que l'homme se donne lui-même au Dieu qu'il aime pour obtenir le bien qu'il désire ou pour sa conservation, comme il donne son semblable au Dieu qu'il hait pour éviter le mal qu'il craint ou sa destruction.

C'est sur ce fait incontestable que repose toute la théorie de la religion. Je dis incontestable; parce que le don réel ou figuré de l'homme, dans toutes les sociétés, est attesté par les monuments les plus inébranlables.

Il y donc eu, dans toutes les sociétés politiques de l'univers, le don de l'homme, avec ou sans destruction, offert à la Divinité donc il y a eu dans toutes les religions l'acte de l'amour ou de la haine, c'est-à-dire de la crainte sans amour de la Divinité. Mais l'amour et la crainte sont les seuls sentiments de l'homme; donc il y a eu dans toutes les sociétés politiques et religieuses de l'univers le sentiment de la Divinité,

La religion est donc sentiment, et non opinion; principe de la plus haute importance, clef de toutes les vérités religieuses, et même de toutes les vérités politiques, puisque j'ai prouvé

que la constitution monarchique était aussi sentiment, et non opinion. Je vois donc, chez tous les peuples, le sentiment de la Divinité, parce que je vois chez tous les peuples le sacrifice : donc les sociétés religieuses qui n'ont pas de sacrifice, peuvent avoir l'opinion de la Divinité, mais elles n'en ont pas le sentiment; elles, en ont la pensée qui est production, mais elles n'en ont pas le sentiment qui est conservation : c'est-à-dire qu'elles produisent Dieu dans la pensée; mais elles ne conservent pas, dans le cœur, le sentiment de son existence. Donc il y a des sociétés religieuses athées, ou qui n'ont pas le sentiment de la Divinité.

La vraie religion ou la religion de l'unité de Dieu est amour. La fausse religion ou la religion de plusieurs dieux est haine : donc le monothéisme a précédé le polythéisme, parce que le positif a précédé le négatif, ou l'être a précédé le néant, qui n'est que l'absence de l'être. L'homme avait le sentiment ou l'amour d'un être qui avait la volonté et la force de le conserver, avant d'avoir le sentiment contraire ou la haine d'un être qui avait la volonté et la force de le détruire.

La religion en général est sentiment, la religion de l'unité de Dieu est amour: aussi, dans le premier code social, c'est-àdire religieux et politique, qui ait été donné à l'homme, il est dit: Tu aimeras Dieu de tout ton esprit, de tout ton cœur, de toutes tes forces; d'où il résulte : 1° que comme le cœur est en nous la seule faculté aimante, aimer Dieu par l'esprit et l'aimer par les forces, ou par le corps, signifie que l'amour qui a sa source dans le cœur doit éclairer l'esprit par la foi, et régler les sens par ce culte extérieur; 2° que le passage confirme évidemment que l'homme est, comme je l'ai dit, esprit, cœur, et sens ou force.

C'est parce que la religion est amour, que les femmes ont, en général, une religion plus sentie, non parce que leur esprit est plus faible, mais parce que leur cœur est plus aimant.

C'est parce que la religion est amour, qu'il est si fréquent de voir des personnes livrées aux faiblesses d'un cœur trop sensible, porter dans la religion toute la vivacité de leurs sentiments; et le fondateur lui-même de la religion chrétienne, ou sociale, pardonne beaucoup de faiblesses en faveur de beau

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coup d'amour : Remittuntur ei peccata multa, quoniam dilexit multum.

C'est parce que la religion est amour, que le malheur dispose ou ramène l'homme à la religion; l'homme accablé par les rigueurs de la nature, ou par l'injustice des hommes, cherche à aimer, pour trouver qui l'aime.

C'est parce que la religion est amour, que l'amour profane, a été chez les anciens une religion qui a eu son culte et ses prêtres, ses autels et ses sacrifices, et que, dans le langage figuré, il en a conservé encore tous les attributs.

Les hommes en société ont eu l'amour de la Divinité, parce que la Divinité pouvait les conserver; comme ils ont eu la haine de la Divinité, parce que la Divinité pouvait les détruire: car l'amour dans l'homme n'a rapport qu'à ce qui peut le conserver, comme la haine n'a rapport qu'à ce qui peut le détruire.

Mais (et j'appelle sur la démonstration suivante l'attention la plus sérieuse) l'homme, être contingent, qui peut exister ou ne pas exister, peut se méprendre sur l'objet de son amour ou de sa haine, c'est-à-dire aimer ce qui peut le détruire, ou haïr ce qui peut le conserver; mais la société, être nécessaire (en supposant l'existence de l'homme), ne peut se tromper sur l'objet de ses sentiments, c'est-à-dire qu'elle ne peut aimer que ce qui peut la conserver, et qu'elle ne peut haïr que ce qui peut la détruire: car si la société humaine pouvait se tromper sur l'objet de ses sentiments, c'est-à-dire haïr ce qui peut la conserver, ou aimer ce qui peut la détruire, elle pourrait cesser de se conserver: donc elle ne serait pas nécessaire. Or, la société ou les hommes sociaux aiment ou haïssent la Divinité, je l'ai prouvé donc la Divinité peut les conserver ou les détruire. Mais un être ne peut conserver ou détruire que ce qu'il peut créer donc Dieu a créé l'homme, donc Dieu existe. J'ai dit que les hommes ne peuvent penser qu'à ce qui peut exister; en effet, penser à ce qui ne peut pas exister, est ne penser à rien; penser à rien, est ne pas penser.

J'ai dit que l'homme ne pouvait avoir le sentiment, c'est-àdire, aimer ou craindre que ce qui existe: car, avoir le sentiment de ce qui n'existe pas, c'est avoir le sentiment du néant,

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c'est n'avoir aucun sentiment, c'est n'aimer ni ne craindre. Or l'homme, esprit et corps, ne peut pas plus exister sans pensée et sans sentiment, c'est-à-dire sans amour ou sans crainte, qu'il ne peut exister sans action ou sans mouvement.

Penser est produire : or, penser à ce qui ne peut pas exister, ce serait produire ce qui ne peut pas être, ce qui est absurde. Aimer est reproduire ou conserver: or, aimer ce qui n'existe pas, serait reproduire ou conserver ce qui n'est pas produit, ce qui est absurde.

Les hommes pensent à Dieu: donc Dieu peut exister. Les hommes ont le sentiment de Dieu : donc Dieu existe.

CHAPITRE III.

Suite du même sujet.

Je dois répondre à quelques objections.

Tous les hommes, me demande le philosophe, ont-ils le sentiment de la Divinité? Oui, et la preuve de cette assertion me paraît évidente. Je ne puis connaître le sentiment de l'individu, sentiment particulier et qu'il peut ne pas manifester au dehors; mais je connais infailliblement les sentiments de la société, sentiments sociaux, c'est-à-dire extérieurs et publics. Or, on a vu dans toutes les sociétés le sentiment de la Divinité manifesté par un acte extérieur et semblable, par le sacrifice: donc tous les hommes ont le sentiment de la Divinité, parce que tous les hommes sont membres du corps social, et qu'en qualité de membres d'un corps, ils en partagent nécessairement tous les sentiments. Existence d'un Etre supérieur à l'homme, qui l'a créé et qui le conserve : loi fondamentale de toute société humaine, sentiment que l'homme tient de sa nature d'homme social. Unité de Dieu, rapport nécessaire dérivé de la nature des êtres: loi religieuse, conséquence nécessaire de la

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