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en bonne amitié avec lui: beaucoup de nos grandes dames se lièrent intimement avec cet homme qu'elles croyaient bon et inoffensif... Il fut délivré avant la mort de Robespierre... Il nous envoyait toujours quelques provisions, et je dois dire qu'il ne manquait jamais une occasion de nous être utile. A peine sorti de prison, il m'envoya une livre de thé vert, le meilleur que j'aie jamais pris, et une petite provision de sucre. » Mais le souvenir du 21 janvier s'interposait toujours, et elle ne put s'empêcher d'être ingrate. - Le régime de la prison en vue d'une mort commune et prochaine est la plus grande leçon d'égalité. Au milieu de ce cercle presque entièrement aristocratique, un pauvre homme et sa femme qui avaient un petit théâtre de marionnettes aux Champs-Élysées furent amenés un matin, pour avoir exposé une figure en cire de Charlotte Corday. « Ces pauvres gens étaient bons et honnêtes, et quoique nous ne pussions leur être utiles en rien, ils nous rendaient tous les services qui étaient en leur pouvoir. Nous espérions que, pauvres comme ils l'étaient, ils seraient épargnés; mais, hélas! ils furent aussi traînés à cet horrible échafaud, et nous donnâmes à leur mort des larmes sincères. » — Là, madame Elliott connut madame de Beauharnais, la future impératrice, avec qui elle se lia tendrement et passa, dit-elle, des moments délicieux: « C'est une des femmes les plus accomplies et les plus aimables que j'aie jamais rencontrées. Les seules petites discussions que nous avions ensemble, c'était sur la politique; elle était ce qu'on appelait constitutionnelle au commencement de la Révolution, mais elle n'était pas le moins du monde jacobine, car personne n'a plus souffert qu'elle du règne de la Terreur et de Robespierre. » Elle y trouva aussi madame de Custine, qui y devint veuve de son jeune mari exécuté, et qui s'en montra d'abord incon

solable. Mais, on le sent, on le devine dans le récit de madame Elliott, ces réunions même les plus menacées et si souvent traversées d'appels funèbres ne laissaient pas de voir renaître les distractions de la jeunesse, les oublis, les inconstances faciles, les jalousies même, et de recommencer en tout, dans de si courts intervalles, une société volage et légère.

Les Mémoires s'arrêtent à ce moment voisin du 9 thermidor et sont restés inachevés. Madame Elliott ne retourna en Angleterre qu'à la paix d'Amiens; elle y reparut plus belle que jamais, dit-on, et y revit beaucoup le prince de Galles. Ce fut d'après le désir du roi son père qu'elle mit par écrit ses souvenirs. Elle avait connu en France le général Bonaparte qui la traitait avec amitié, en Écossaise plutôt qu'en Anglaise. Il y a même à ce sujet deux ou trois particularités qui seraient piquantes, mais qui n'ont d'autorité pour elles que celle de l'éditeur anglais qui a continué le récit: nous aurions besoin, pour nous y arrêter, que madame Elliott nous l'eût dit ellemême.

Un charmant portrait gravé, joint au volume, nous donne l'idée de cette beauté fine au col long et mince et qui appellerait le pinceau d'un Hamilton.

Lundi, 10 juin 1864.

HISTOIRE

DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

PAR M. D. NISARD.

TOME V (1).

Je ne veux pas être des derniers à rendre justice à cette Histoire, aujourd'hui terminée. L'ouvrage de M. Nisard est un livre; il se publie de nos jours bien des volumes; il y a peu de livres; il y a bien des assemblages faits de pièces et de morceaux, il est très-peu de constructions qui s'élèvent selon un plan tracé et sur des fondements qui leur soient propres. L'Histoire de notre littérature par M. Nisard est une de ces rares constructions qui sont nées d'une idée, d'un dessein médité, et dont toutes les parties unies et conjointes,. en parfait rapport entre elles, attestent la force de la conception, une exécution aussi ferme qu'ingénieuse, de grandes ressources de vues et d'aperçus, et une extrême habileté de style, enfin une forme originale de la critique.

Notre époque compte bien des formes de la critique littéraire, et M. Nisard les a lui-même énumérées et

(1) Firmin Didot, 56, rue Jacob.

définies avec une équité élevée, parfois indulgente, et beaucoup d'impartialité. Quand on est critique soimême, il est bien clair que si l'on adopte une méthode plutôt qu'une autre, c'est qu'on y est conduit par sa nature et par ses réflexions; l'on est bien près, dès lors, d'avoir des objections à adresser à n'importe quelle autre méthode, et tout en se disant que, quand même on le voudrait, on serait peu capable d'en changer, on est fort tenté d'ajouter qu'il n'y a pas grand mal à cela, puisque la méthode qu'on suit est la meilleure et la plus vraie de toutes: sans quoi elle ne serait pas nôtre. Il s'établit au fond de nous une sorte d'intelligence et de connivence presque forcée entre notre talent et notre jugement, surtout quand ce jugement porte sur l'objet même auquel se rapporte notre talent habituel. Voilà pourquoi il est toujours très-délicat à un critique qui a des procédés et des habitudes marquées de venir se prononcer sur la valeur absolue du procédé d'un autre critique, son contemporain et son confrère, si ce dernier a de son côté, une vue ferme, complexe mais arrêtée, et qui, s'appliquant à chaque point d'un vaste sujet, l'embrasse, le serre, le transpose même au besoin, et prétend à en tirer non-seulement une impression et une image, mais une preuve et une conclusion. Jai dit tout d'abord mon embarras afin d'être ensuite plus à mon aise pour louer hautement et approuver. Je suis moimême trop l'homme d'une certaine méthode pour n'avoir pas quelques objections à opposer aux méthodes différentes et plus ou moins contraires.

L'Histoire littéraire, aux mains de M. Nisard, ne ressemble nullement à ces relevés étendus, épars, qui se conforment, avant tout, à la nature des productions qu'ils rencontrent: rien du copiste en lui, rien du faiseur d'extraits et d'analyses. Il ne se contenterait même pas volontiers d'entremêler de réflexions judicieuses,

saines ou fines, les beaux endroits des auteurs qu'il étudie et dont il offrirait des exemples choisis à ses lecteurs. Il se garde encore plus de ces excursions érudites qui sont si fort à la mode aujourd'hui, et qui consistent, à propos de chaque auteur, à ramasser tout ce qu'il y a de curieux, d'utile ou d'inutile sur son compte, et à en charger, à en bourrer le texte ou le bas des pages. Il est le contraire de ceux qui donnent au public des papiers plutôt que des idées. Je l'ai dit, l'Histoire littéraire à ses yeux est une construction de l'esprit; elle est un monument de la pensée. C'est ainsi qu'il la conçoit et l'exécute. L'art y préside. Ayant à écrire de la littérature française et à la suivre dans son développement à travers les siècles, il s'est demandé tout d'abord au début ce que c'est que l'esprit français, il s'en est fait préalablement une idée, il s'en est formé comme un exemplaire d'après les maîtres les plus admirés, d'après les classiques le plus en honneur et en crédit; il a présenté aux lecteurs français un portrait tout à fait satisfaisant de l'esprit français vu par ses beaux côtés et en ses meilleurs jours. Est-ce là un portrait tout à fait réel? Il est des critiques qui disent : « Le vrai est ce qu'il peut, » et qui prennent les choses et les gens comme ils les rencontrent. M. Nisard n'est pas homme à s'en tenir à cette indifférence d'observateur et de naturaliste, surtout quand il s'agit de son pays; il a un désir, un but, et.ce but est élevé. L'esprit français tel qu'il le voit et qu'il le définit, est encore moins ce que cet esprit a été dans la suite des âges, que ce qu'il a paru à certains moments admirables, et ce à quoi il doit tendre, ce qu'il doit tâcher d'être toujours. Je ne répondrais pas que, dans un congrès européen où tous les esprits des diverses nations et des diverses littératures seraient représentés, la définition de l'esprit français par M. Nisard, avec toutes les qualités qu'il lui

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