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brillant avocat que le cours du temps a suscité. Que de hardiesses les feraient se retourner de surprise au milieu de leur joie ! que de propositions leur sembleraient trop fortes et trop brèves, et sur lesquelles ils demanderaient à réfléchir un moment avant de se risquer à y adhérer! «Mais, s'écrieraient-ils, vous présentez la vérité sous forme bien paradoxale; votre style, à vous-même, est trop pensé; vous frappez à tout coup; vous parlez Quintilien, mais en traits à la Sénèque. » Et moi je l'en louerai et je lui dirai : « Vous nous réveillez sur ces vieilles questions; vous avez trouvé moyen de nous promener dans la terre de la patrie par des chemins imprévus. Comme ces doctes et ingénieux philosophes païens du troisième siècle, vous nous ramenez aux autels connus par des raisons ignorées, avec cette différence que vous n'êtes point païen et que vos dieux sont immortels! >>

Il y a un charmant passage que je veux pourtant citer, car je suis de ceux qui citent, et qui ne sont contents que quand ils ont découpé dans un auteur un bon morceau, un joli échantillon. Or voici un échantillon qui va peut-être aller contre mon dire de tout à l'heure et me démentir, tant il est à la fois bien pensé, simple et courant. Il s'agit de la Correspondance de Voltaire, et des jugements ou des préceptes littéraires qui y sont semés :

« S'il y avait, dit M. Nisard, à préférer dans l'excellent, je préférerais, parmi ces lettres, celles dont le sujet est littéraire. Je voudrais qu'on en fit un recueil. Ce cours de littérature sans plan et sans dessein, cette poétique sans dissertation, cette rhétorique sans règles d'école, seraient un livre unique. Voltaire parle des choses de l'esprit comme on en parle entre honnêtes gens qui songent plus à échanger! des idées agréables qu'à se faire la leçon. Les genres sont sentis plutôt que définis, et leurs limites plutôt indiquées comme des convenances de l'esprit humain que jetées en travers des auteurs comme des barrières. Le goût n'est pas une doctrine, encore moins une science: c'est

le bon sens dans le jugement des livres et des écrivains. La vérité, au lieu de s'imposer, se donne comme un plaisir d'esprit dont Voltaire nous invite à essayer. Il y a des prescriptions, des conseils, car il faut bien que le temple du goût ait une enceinte sacrée; mais quiconque sait n'être pas ennuyeux a le droit d'y entrer, fût-ce par la brèche.

« Cependant le goût de Voltaire n'est pas le grand goût. Je ne parle pas d'une sorte de religion littéraire, qui aurait ses dogmes et aussi son intolérance. Le grand goût n'est que le bon sens appliqué au gouvernement des choses de l'esprit; mais il y a un bon sens gouverné par des principes, et un autre qui dépend de l'humeur de l'homme. Tel est trop souvent le bon sens de Voltaire, et son goût en porte la peine. Les erreurs de cet esprit si juste sont des jugements intéressés, où il a pris sa commodité pour règle... »

Et comparant cette Correspondance de Voltaire avec les lettres de Cicéron, cet autre esprit universel et le grand épistolaire de l'Antiquité, il dira :

« L'amour de la gloire est l'âme de ces deux recueils, et ce que Voltaire fait dire au Cicéron de sa Rome sauvée :

Romains, j'aime la gloire et ne veux pas m'en taire,

est aussi vrai du poëte que de son héros. La même faiblesse se trahit dans le Romain et le Français; c'est cette vanité si reprochée à tous deux, dans Cicéron plus abandonnée et plus naïve, dans Voltaire mieux conduite. Tous les genres d'esprit de la Correspondance brillent dans les Lettres, sauf l'esprit de se faire louer, dont Voltaire donne plus volontiers la commission aux autres, et dont Cicéron se charge lui-même. Même naturel dans les deux ouvrages, avec plus d'éclat dans Cicéron, par le bonheur d'une langue plus colorée et plus sonore ; avec plus de finesse et de saillie dans Voltaire. Même critique exquise et même délicatesse de goût, si ce n'est que les erreurs de Cicéron sur les choses de l'esprit viennent de sa faiblesse pour la rhétorique, et celles de Voltaire de sa faiblesse pour lui-même. Mais l'ancien me semble avoir un grand avantage sur le moderne. Il y a plus de cœur dans les Lettres que dans la Correspondance; je devrais dire un cœur plns cultivé. La famille seule cultive le cœur. Le père qui a connu ee que c'est que d'aimer quelqu'un plus que soi-même a senti tout sou cœur, et telle est la chaleur de l'amour paternel, que le même homme en aime mieux tout ce qui est à aimer. Cicéron, tendre père d'une fille charmante, père désespéré quand il perdit Tullie, en ets meilleur citoyen, plus attaché à ses amis, plus épris de la vérité, laquelle devient plus chère à l'homme chez qui la tendresse de cœur se communique à l'esprit, et qui aime la vérité à la fois comme

une lumière et comme un sentiment. J'ai peur que Voltaire n'ait aimé que son esprit... >>

Il ne serait pas besoin d'avoir beaucoup vu M. Nisard pour reconnaître ici plus et mieux qu'un auteur, pour sentir l'homme et son cœur tout entier dans cette page.

Le dernier chapitre, consacré aux principaux auteurs du dix-neuvième siècle, et qui condense un si grand nombre de jugements en termes frappants et concis, prouverait, une fois de plus, s'il en était besoin, la parfaite sincérité de l'auteur, sa bienveillance unie à ce fonds de sévérité qu'elle corrige bien souvent et qu'elle tempère même jusqu'à la faveur, dès qu'il y entre un peu d'amitié; son scrupule à ne tirer son impression que de lui, de son propre esprit, et de l'écrivain à qui il a directement affaire, sans s'amuser aux accessoires et aux hors-d'œuvre; son attention à choisir, à peser chaque mot dans la sentence définitive qu'il produit. C'est à cause de cette rigoureuse recherche d'exactitude que je me permettrai de remarquer qu'en appréciant si bien André Chénier et en rendant à ce jeune et nouveau classique la part entière qui lui est due, il l'a un peu trop appareillé en tout, et même pour la destinée, avec cet autre charmant poëte de nos jours, Alfred de Musset. André Chénier, mort bien plus jeune que ce dernier, n'a pas été seulement un aimable et poétique génie, ç'a été un caractère. Il a aimé la liberté, il l'a voulue et comprise au sein de l'ordre; il l'a défendue de sa plume avec habileté, vigueur et courage; il est mort sur l'échafaud en la confessant, et non sans avoir auparavant transpercé les bourreaux barbouilleurs de loix de son ïambe vengeur. Le citoyen, chez Musset, était absolument absent: il s'en est vanté lui-même : si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur sa lyre, il

veut, et il a bien soin de nous le dire, que ce ne soit jamais que Ninette ou Ninon. Je n'insiste pas. Il n'y a, à cet égard, entre eux, aucune parité à établir. Et même, à ne parler qu'élégies, il ne faut pas oublier que, dans l'intervalle d'André Chénier à Musset, Byron est venu. André Chénier, quand il chante l'amour, est le disciple des Anciens et de son cœur; Musset est le disciple de son cœur et de Byron.

Si le livre de M. Nisard, terminé ainsi qu'il a été conçu et sans que l'auteur ait jamais dévié de sa ligne principale, peut être considéré, d'après le point de vue didactique et moral qui y domine, comme une protestation contre le goût du temps, il en est à la fois un témoignage, et il en porte plus d'un signe par la nouveauté du détail, par la curiosité des idées et de l'expression : ce dont je le loue. Il rend surtout témoignage du caractère et du talent de l'auteur, -un caractère ami du bien et jaloux du mieux, un de ces esprits comme il y en a peu, fixés et non arrêtés, défendus par des principes, et qui restent ouverts aux bonnes raisons; un esprit qui a en soi son moule distinct, et qui imprime à tout ce qu'il traite ou ce qu'il touche un certain composé bien net de sagacité, de savoir, de moralité et de style, qui y met sa marque enfin.

Lundi, 15 juillet 1864.

Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-
Gotha et autres Lettres de lui inédites, publiées par MM. ÉVARISTE,
BAVOUX et ALPHONSE FRANÇOIS (1).

Œuvres et Correspondance inédites de
J.-J. Rousseau,

Publiées par M. G. STRECKEISEN-Moultou (2).

Encore un peu de Voltaire, encore un peu de Rousseau ! Il fut un temps où cette seule annonce aurait mis en émoi le public partagé en une double rangée d'admirateurs enthousiastes. Aujourd'hui ce public est dissous, et nous sommes rassasiés. Il en est de ces mets de l'intelligence comme de ceux du corps: il vient un moment où même les plus excellents, à force de reparaître et de · nous être servis sous toutes les formes, lassent le goût; il n'était pas jusqu'à Beuchot, l'éditeur passionné de Voltaire, qui, sur la fin, lorsqu'on lui apportait des lettres nouvelles de son auteur favori, ne criât grâce et ne répondit: « Assez, j'en ai assez ! » Pourtant les lettres de Voltaire ne ressemblent jamais à celles d'un autre. Ce nouveau volume, composé de toutes sortes de glanures, en est, s'il le fallait une dernière preuve. La partie principale consiste en une série de lettres adressées à la duchesse de Saxe-Gotha, l'une de ces princesses, amies de l'esprit, que Voltaire avait conquises dans

(1) Didier, quai des Augustins, 35.
(2) Michel Lévy, rue Vivienne, 2 bis.

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