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tir la joie de ceux chez qui il entre! C'est qu'ils savent qu'il ne remarquera dans leur caractère, pour en parler, que ce qu'il y a de louable. » C'est une réponse. Le cœur en trouve quelquefois de victorieuses, même contre l'esprit.

LaLdi, 12 août 1864.

Étude sur la Vie et les Écrits de l'abbé de Saint-Pierre, par M. ÉDOUARD GOUMY.

L'abbé de Saint-Pierre, sa Vie et ses Œuvres, par M. G. DE MOLINARI.

(SUITE ET FIN.)

Lorsque l'abbé de Saint-Pierre fut élu par messieurs de l'Académie française à la place de M. Bergeret, secrétaire du Cabinet du Roi, il n'avait rien écrit, ou du moins il n'avait rien fait imprimer; c'est un avantage qu'il ne garda pas toujours. On entrevoit par un mot de M. de La Chapelle, chancelier de l'Académie, qui lui répondit le jour de la réception, que l'abbé avait sollicité les suffrages avec beaucoup d'empressement: non content de sa charge d'aumônier de Madame, il avait vu dans la place d'académicien l'entrée à un nouveau spectacle, et sa curiosité n'y avait pas tenu. Il s'imaginait aussi qu'il pourrait être fort utile à l'Académie quand il en serait: de là un redoublement de zèle. Fontenelle et les modernes, qui avaient à prendre leur revanche du discours de La Bruyère et de la Préface très-vive qu'il y avait jointe, firent l'élection de l'abbé de Saint-Pierre: pour eux, c'était un auxiliaire et un renfort; pour les autres, ce n'était alors qu'un abbé de cour, de mœurs douces et polies, et assez grandement

apparenté. Saint-Simon, qui s'est donné carrière en toute rencontre sur le frère aîné de l'abbé et sur les Saint-Pierre, comme il les appelle, indiquant que l'abbé et ses frères étaient cousins germains, par leur mère, du maréchal de Bellefont, ajoute: « Voilà une parenté médiocre, on sait en Normandie quels sont les Gigault (Bellefont). » Mais de loin cela nous paraît être de fort bonne maison, et l'on en jugeait ainsi, même sous Louis XIV, à deux pas de Saint-Simon.

Si l'abbé avait été un homme de lettres déjà connu par des ouvrages imprimés et publics, il aurait eu maille à partir avec l'Académie dès le jour de son entrée, à cause de son orthographe. La sienne, telle qu'il l'établit et la pratiqua dans tous ses livres, est en effet une orthographe toute rationnelle, purement et simplement conforme à la prononciation, qui rompt en visière à l'étymologie et qui ne tient aucun compte de l'usage.

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Exemple. Écrivant dans sa vieillesse un Parallèle de Thémistocle et d'Aristide comme modèle pour perfexionner les Vies de Plutarque, il adresse ce petit écrit à madame Dupin, femme du fermier général, l'une des quatre ou cinq jolies femmes de Paris qui s'étaient engouées de lui, et il lui dit dans sa lettre d'envoi:

<< Voilà, Madame, Aristide et Témistocle dont j'ai comancé la vie dans ce charmant séjour que vous habitez (à Chenonceaux); vous les trouverez écrites suivant ce nouveau plar que je vous propozai un jour sur les bords du Cher dans une de nos promenades filozofiques où vous trouviez tant de plézir...

« J'avoue que j'eus une grande joie de voir ainsi qu'à votre âge, et avec les charmes de la jeunesse, vous étiez capable d'estimer le sansé, lorsque tout ce qui vous anvironne n'estime que l'agréable prézant, au lieu que l'utile ou le sansé ne regarde que l'agréable futur. »

C'est avec cette orthographe et cette diction qu'il ne laissait pas cependant de plaire à quelques-unes de ces

dames qui se piquaient de philosophie. Et puis les raisons, dès qu'on se prêtait à les entendre, ne manquaient pas.

M. Marle, de nos jours, a su rendre presque ridicule cette espèce de réforme qui, dans une certaine mesure, avait reçu l'approbation de plus d'un grammairien philosophe au dix-huitième siècle et même au seizième. On ne cesse d'opposer à toute réforme de l'orthographe le vers d'Horace sur l'usage, maître absolu et seul régulateur légitime du langage: Quem penes arbitrium est.d

Cela est vrai des mots mêmes qui sont mis en circulation plus que de la manière de les écrire. Il y a d'ailleurs à dire qu'en de certains cas on peut, quand on est un tribunal autorisé, donner une légère impulsion à l'usage. Ainsi, pour ces trois mots qui viennent du grec et qui en restent tout hérissés en français: ophthalmie, phthisie, rhythme, quel mal y aurait-il d'en rabattre un peu et de permettre d'écrire, non pas oftalmie, ftisie, ritme, ce serait trop demander en une seule fois, mais au moins et par manière de compromis, ophtalmie, phtisie, rhytme? Je crois savoir que M. Firmin Didot, qui n'est pas un utopiste et qui sait le grec, aurait fort envie d'imprimer ces mots plus simplement dans une nouvelle édition revue et corrigée du Dictionnaire de l'usage, telle qu'on l'attend et qu'on l'espère bientôt de l'Académie française après un quart de siècle d'intervalle. C'est ainsi que dans le cours des années, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, les idées de l'abbé de Saint-Pierre obtiennent des moitiés ou des quarts de satisfaction. C'était, en tout sujet, un presbyte qui voyait de loin, nullement de près.

L'abbé de Saint-Pierre fit peu parler de lui pendant vingt ans, jusqu'à la mort de Louis XIV; il était occupé en silence, et avec une bonne fois parfaite, du perfectionnement de ses idées et de l'accroissement graduel de

sa raison. Il se préparait pour le jour de la propagation prochaine qui ne pouvait tarder bien longtemps. C'est dans cette période de sa vie, j'imagine (car je ne vois pas d'autre moment où placer convenablement cet épisode) que le digne abbé, qui avait d'ailleurs des mœurs pures, mais non pas dans le sens strict de sa profession et de son ministère, paya son tribut à la faiblesse humaine. Rousseau, qui nous l'apprend, n'indique pas toutefois le nom et la condition de la personne qua fit commettre au premier aumônier de Madame cette grave infraction à ses babitudes flegmatiques et régulières. Après avoir marqué le caractère singulier de la bienfaisance constamment prêchée et pratiquée par l'abbé, qui n'était point celle d'un cœur sensible et tendre, mais qui procédait avec méthode au nom d'une raison sincère et convaincue: « Il avait aimé pourtant, ajoute-t-il : c'est un tribut que l'on doit payer une fois à la folie ou à la nature; mais quoique cette folie n'eût point porté d'atteinte à sa raison universelle, sa raison particulière en avait tellement souffert, qu'il fut obligé d'aller dans sa province réparer, durant quelques années, les brèches que ses erreurs avaient faites à sa fortune. »

On n'en sait pas plus long sur les fredaines de l'abbé de Saint-Pierre, et sans Rousseau on n'en aurait rien soupçonné. En plaidant plus tard contre le célibat ecclésiastique, l'abbé n'était donc pas tout à fait aussi désintéressé qu'on l'aurait cru dans la question (1).

(1) Un de mes obligeants lecteurs me rappelle ici ce qui m'avait d'abord échappé : il y a un autre passage de Rousseau, et des plus curieux, sur les mœurs de l'abbé de Saint-Pierre: c'est au livre III de l'Emile, lorsqu'il s'agit de faire apprendre au jeune élève un métier, mais un métier honnête. Rousseau, s'autorisant de l'exemple donné par ce singulier ecclésiastique, nous dit : «Un célèbre auteur de ce siècle, dont les livres sont pleins de grands projets et de petites vues, avait fait vou, comme tous les prêtres de sa communion, de n'avoir point de femme en propre; mais se trouvant plus scrupuleux que les

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