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M. Thiers a été comme repris d'entrain en arrivant au terme de la carrière. Le nouveau volume qu'il vient de publier, et qui est l'avant-dernier de l'ouvrage, redouble d'animation, d'intérêt, et, sur un sujet déjà si souvent traité et qu'on aurait pu croire rebattu, il est d'une grande nouveauté. Le Napoléon en 1815 de M. Thiers ne ressemble point à ceux qu'on nous a donnés jusqu'ici, surtout dans les dernières années,

Ce second Empire, qui fut si court et comme étranglé par les événements, avait toujours été d'une extrême importance historique à étudier; mais la renaissance et le rétablissement de l'Empire, il y a dix ans, lui a rendu un intérêt d'à-propos et de vie, puisqu'il reparaissait en quelque sorte sous les yeux comme un problème actuel et toujours pendant. Ce qui avait semblé une fin, une chute suprême, n'était plus qu'une phase d'essai, une tentative, une magnanime expérience étouffée alors, et

(1) Lheureux et Ce, rue de Richelieu, 60.

qui, après un intervalle de plus de trente-cinq ans, reprenait son cours. Car le nouvel Empire, en renouant la chaîne, avait à se rattacher à 1813 comme à un dernier anneau. Après le Napoléon du Consulat, le Napoléon de 1815 revenant de l'île d'Elbe avec des paroles de modération et de paix, et appelant à lui nonseulement les hommes d'épée, ses vieux compagnons d'armes, non- seulement les fonctionnaires de tout ordre, ses anciens serviteurs, mais les amis même de la Révolution et de la liberté, tous les hommes de la patrie, quelle que fût leur origine, ce Napoléon était le plus fait pour toucher et pour entraîner. Les adversaires du nouvel Empire ne s'y trompèrent pas: ils allèrent tout d'abord s'attaquer à cette tentative grandiose, et avortée en 1815, d'un Empire pacifique et libéral. Que de tableaux des Cent-jours n'avons-nous pas vus paraître! que de haines se sont réveillées ! quel Napoléon sinistre, incertain, troublé, physiquement et moralement déchu, on nous offrait comme un dernier épouvantail! J'ai lu ces livres dont les uns étaient composés avec l'esprit le plus chatoyant et le plus malicieux, dont les autres étaient le produit d'une science concentrée et morose. Je reconnais le talent, et je n'accuserai pas le patriotisme de leurs auteurs; l'esprit de parti a fait de tout temps d'étranges illusions au patriotisme. Dès qu'il s'agit d'histoire, je ne sais qu'une devise: La vérité avant tout! Mais pourquoi aller précisément choisir ce moment pour l'exposition de pareils tableaux? pourquoi ce concours soudain et cette émulation sur un seul point, après tant d'années de silence et d'indifférence? quel empressement à prévenir M. Thiers et à lui arracher des mains le triste récit de Waterloo? C'était évidemment contre le présent qu'on évoquait T'histoire; c'était pour le dominer d'un éclat lugubre et sombre, pour le placer sous un jour funcste, qu'on

recomposait ce fond et ce lointain du passé. Et que viens-je de lire encore? Quoi? c'est M. Edgar Quinet qui, le dernier de tous, dans un article écrit avec un certain feu, mais sans aucune logique (il serait trop aisé de le démontrer en détail), s'en vient plaider contre ce qu'il appelle la légende napoléonienne; et qui prétend nous refaire un 1815 tout nouveau! c'est lui qui, sans le nommer, accuse M. Thiers (parce qu'il n'est qu'un historien net, clair, positif et animé) de pousser à la légende (1)! Ceci est trop fort, et, si le sujet était moins grave, je dirais que c'est trop joli. Je souris vraiment quand je vois Malebranche parler contre l'imagination, et quand j'entends M. Quinet s'élever contre la légende :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes?

Mais lui, qu'a-t-il fait toute sa vie que prendre des légendes pour des réalités, des brouillards pour des terres fermes, des nuages pour des rivages? Lui, noble cœur, imagination fougueuse, esprit fumeux, de qui Fauriel disait: « Il est naturellement éloquent et ignorant; » lui qui a précisément choisi Napoléon en 1836 pour le sujet d'une légende épique des plus extraordinaires sans doute, mais qui ne valait pas assurément les quelques chansons de Béranger, c'est lui aujourd'hui qui vient nous rapprendre l'histoire exacte et en remontrer à M. Thiers pour l'art d'éclaircir et de démêler les faits! c'est lui qui, après avoir gémi dans ses écrits pendant vingt ans au seul nom d'invasion, et avoir demandé sur tous les tons, avec des cris de prophète, avec des cris d'aigle, qu'on relevât la France

(1) Il y a un endroit de son article où il le nomme poliment par précaution à cause du recueil dans lequel il écrit (la Revue des Deux Mondes), mais auparavant il le désigne et l'accuse sans le nommer.

d'un humiliant désastre auquel il attribuait tous les maux, même civils, n'est pas content d'elle aujourd'hui qu'elle a, ce me semble, la tête assez haute et qu'elle s'est assez bien revanchée! Mais tout cela nous montre, dans un dernier exemple, la fièvre qui s'est emparée de quelques esprits sur ce chapitre de 1815, et comment chacun s'est mis à revoir et à repeindre cette époque de crise à travers ses préventions d'aujourd'hui.

M. Thiers, disons-le à son honneur, et quels que puissent être ses regrets politiques, n'est point de ces esprits-là: il aime le vrai, le naturel; il a le goût des faits, il en a l'intelligence; il ne résiste pas à ce qu'il voit, à ce qu'il sait, et il le rend comme il le voit, sans aucune exagération et sans enflure. Ce dernier volume, par la vivacité des impressions, par la quantité de faits curieux qui y sont rassemblés et qui se déploient dans une trame facile, par la clarté qui y circule et qui y répand une sorte de sérénité inespérée, la seule possible avec Waterloo en perspective, par le talent enfin (car il faut appeler les choses par leur nom), mérite d'être signalé tout spécialement, même après les récents volumes, à l'attention et à la haute estime du public.

On est à l'île d'Elbe. Le registre des Correspondances, le journal des ordres donnés par Napoléon, qui a été conservé, a permis à l'historien de résumer avec précision tout ce que fit le souverain déchu durant ces dix mois de séjour. C'est un spectacle, moralement des plus intéressants, que de voir agir et opérer, dans un espace fermé de quelques lieues, et s'exerçant sur douze ou quinze mille sujets, avec un millier de soldats en main, cette organisation puissante qui, la veille, ébranlait et gouvernait le monde. Cela fait l'effet d'une expérience de physique en petit et à huis-clos au sortir d'un de ces grands spectacles naturels qni étonnent; l'une explique l'autre. L'activité impérieuse de ce génie va

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procéder avec la régularité d'un instinct, et sans être plus libre de se comporter autrement. On lui a détruit son grand empire, elle va en recommencer un tout petit avec les moyens dont elle dispose, mais de la même manière et dans le même ordre. Seulement elle n'en aura pas pour longtemps; et au bout de quelques mois de séjour, tout le parti qu'on peut tirer d'une petite île pour y créer le mécanisme de la civilisation étant épuisé, il n'y aura plus qu'à y mourir d'ennui ou à en sortir par une héroïque aventure. Le premier soin de Napoléon, en débarquant à cette île d'Elbe dont on l'a fait souverain, son premier coup d'oeil se porte sur la ville jadis fortifiée de Porto-Ferrajo, qu'il s'applique à remettre en état de défense; il en fait réparer les remparts, y réunit l'artillerie dispersée dans l'île, y rassemble des dépôts de vivres, de munitions. Sans un abri sûr, en effet, sans un point d'appui qui tienne le monde en respect, il n'y a rien à tenter d'utile et d'efficace, même pour le bien de tous: c'est l'a b c de la souveraineté. Puis vient la police de l'île, l'organisation de la petite armée, de la petite marine; les embellissements de la ville capitale auront ensuite leur tour, puis la réparation ou la construction des routes, l'exploitation des carrières de marbre et de mines de fer.

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Le souverain de la petite île n'est plus ici que le grand propriétaire le mieux entendu et le plus digne de présider son conseil général. Tout ce récit de M. Thiers est charmant. Mais un jour, sans conspiration aucune, sans que les mécontents du dedans se soient entendus avec l'exilé de l'île d'Elbe, par le seul fait de cette sympathie, de cette communication électrique qui s'établit à distance dans les atmosphères embrasées, Napoléon a senti que le moment de quitter ces jeux et ces passetemps, bons pour les Champs élyséens de Virgile, est venu, et qu'il faut, bon gré malgré, jeter une dernière

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