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Lundi, 20 février 1860.

A MONSIEUR

LE- DIRECTEUR GÉRANT DU MONITEUR (1)

Mon cher directeur,

Vous me permettez de parler de Catherine d'Overmeire que vient de publier notre ami et ancien collaborateur Ernest Feydeau, et vous me dites de le faire sans crainte.

Je vous remercie de m'encourager ainsi et de m'enhardir, et bien réellement j'avais si fort besoin d'être rassuré que je ne vous écris ceci que pour vous dire comme quoi je n'ose, même après votre mot aimable, venir parler de Catherine.

Oui, je suis effrayé, mon cher directeur, et vous en comprendrez les raisons si vous voulez bien vous mettre un instant à ma place, et me laisser vous rappeler tout ce qui s'est passé à la suite de l'article, mêlé de critique et d'éloge, que j'ai écrit sur Fanny (2).

J'ai gardé un défaut, je le vois bien, dont l'âge ne me corrigera jamais. J'ai plus de cinquante-cinq ans, je suis censé très-grave aux yeux de quelques-uns; je

(1) L'article que voici, et qui fut adressé sous forme de lettre à M. Turgan, directeur du Moniteur, avait pour objet bien moins de louer tel ou tel roman d'un de nos amis que de replacer la question littéraire et d'art sur son véritable terrain. L'article, au reste, fit beaucoup de bruit, et eut des ricochets sans nombre. J'avais atteint mon but.

(2) Voir au tome XIV des Causeries.

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viens de terminer un gros livre à demi théologique et d'analyse morale sur Port-Poyal et les Solitaires; je suis professeur dans une École supérieure et, comme ⚫tel, investi de la confiance d'un ministre ami (1), à laquelle j'ai à cœur de répondre dignement, et que je tiens à honneur de justifier. Comme professeur, je sens qu'il est de mon devoir de veiller avant tout aux intérêts du goût, à l'explication et au maintien de la tradition, et je crois sentir aussi que je ne ferai pas défaut à ce rôle de conservation littéraire. Dans mes leçons, dans les écrits qui sont sortis ou qui sortiront de mes leçons, on a pu voir et l'on verra que je m'acquitte de ma fonction non-seulement avec conscience, mais de tout cœur, avec zèle et sincérité. Mais en dehors de cela, comme critique et journaliste, quand je le redeviens, je suis entraîné à m'inquiéter avant tout des intérêts du talent. Y a-t-il du nouveau, y a-t-il encore du neuf en ce monde? Y a-t-il quelque part encore de la verve, de l'ardeur, de la jeunesse et de l'avenir? Y a-t-il quelqu'un qui tente et qui promette? Je me fais ces questions, je reste ouvert et attentif aux réponses qui m'arrivent de temps en temps du dehors, et je ne me laisse pas détourner par cette fin de non-recevoir très à la mode depuis quelques années, la Morale et le Beau.

La Morale, qu'on met sans cesse aux prises avec l'art, ne me paraît point devoir lui être si constamment

Conçoit-on

(1) M. Rouland, ministre de l'Instruction publique. que ce passage ait donné prétexte à un rédacteur des Débats, dans un article du 1er avril 1860, de dire que j'ai invoqué ici, pour me protéger, en cet article aventureux, « mon titre de professeur dans une École supérieure et l'amitié d'un ministre de l'Empereur, » tandis qu'au contraire je n'alléguais en ce moment ces titres et ces circonstances particulières au professeur que pour me dédoubler et faire acte de séparation et d'indépendance en tant que critique? Ce sont là les iniquités de la polémique; M. Cuvillier-Fleury y est plus sujet que d'autres, du moins à mon égard.

opposée et confrontée. Le grand Goethe, le maître de la critique, a établi ce principe souverain qu'il faut surtout s'attacher à l'exécution dans les œuvres de l'artiste, et voir s'il a fait, et comment il a fait, ce qu'il a voulu: << Il en est beaucoup, disait-il, qui se méprennent, en ce qu'ils rapportent la notion du Beau à la conception, beaucoup plus qu'à l'exécution des œuvres d'art; ils doivent ainsi, sans nul doute, se trouver embarrassés quand l'Apollon du Vatican et d'autres figures semblables, déjà belles par elles-mêmes, sont placés sous une même catégorie de beauté avec le Laocoon, avec un Faune ou d'autres représentations douloureuses ou ignobles. » Il y a donc, selon lui, une part essentielle de vérité, qui entrait dans les ouvrages des Anciens, dans ceux qu'on admire et qu'on invoque le plus, et c'est cette part de vérité, cette nature souvent crue, hideuse ou basse, moins négligée des Anciens euxmêmes qu'on ne l'a dit, qu'il ne faut point interdire aux modernes d'étudier et de reproduire: « Puisse, s'écriait Goethe, puisse quelqu'un avoir enfin le courage de retirer de la circulation l'idée et même le mot de beauté (il entend la beauté abstraite, une pure idole), auquel, une fois adopté, se rattachent indissolublement toutes ces fausses conceptions, et mettre à sa place, comme c'est justice, la vérité dans son sens général ! »

En France et dans notre société, c'est moins encore l'idée de beauté que celle de morale qui fait ce même office de pavé accablant, et dont on s'arme sans cesse, qu'on jette à la tête de tout nouveau venu, avec une vivacité et une promptitude qui ne laissent pas d'être curieuses, si l'on songe à quelques-uns de ceux qui en jouent de la sorte.

Pour moi, en louant dans le premier ouvrage de M. Feydeau l'idée, la situation et le talent, j'avais fait des réserves suffisantes; mais, me souvenant de nos

propres débuts, déjà si lointains, et des accusations, au moins exagérées, dont nous-même fûmes autrefois l'objet de la part d'adversaires prévenus, je ne saurais admettre que le meilleur moyen d'encourager ou de redresser un talent qui se produit soit de lui lancer d'abord un écritoire à la tête ou de le lapider.

Qu'est-il arrivé, au grand scandale de certains critiques de profession? Ce livre anathématisé par eux a eu la vogue, et il l'a due en grande partie, j'aime à le croire, à une situation vraie, poignante, saisie sur le vif, — oui, à la vie qui y palpitait et au sang qui circulait dans ses veines. Je vois d'ici, j'entends un de mes éloquents confrères à l'Académie s'écrier en levant les bras au ciel et d'un air de désolation: « Oh! le succès de Fanny! ne m'en parlez pas ! » Mais comme cet éloquent confrère est le même qui nous propose d'admirer en 1860 les romans de mademoiselle de Scudéry, peut-il trouver étonnant qu'à de tels caprices rétrospectifs le public oppose ses caprices présents, qu'il y ait des représailles bien légitimes de l'esprit moderne plus positif, et qu'aux fades abstractions quintessenciées on préfère les réalités, fussent-elles un peu fortes?

J'ai eu beau me tâter, je n'ai pu me repentir; mais, non cher directeur, je suis pourtant resté un peu effrayé de voir à quel point la critique littéraire devient difficile, quand on n'y veut mettre ni morgue ni injure, quand on réclame pour elle une honnête liberté de jugement, le droit de faire une large part à l'éloge mérité, de garder une sorte de cordialité jusque dans les réserves. Depuis, en effet, que j'ai parlé des deux romans qui, dans ces dernières années, ont le plus piqué l'attention du public et auxquels je n'avais accordé, ce me semble, que des éloges motivés et tempérés, je n'ai cessé, en toute occasion, d'être dénoncé par des confrères vigilants comme un critique peu moral, presque

un patron d'immoralité. C'est à peu près en ces termes qu'un homme d'esprit et de plume (M, de Pontmartin) aime depuis lors à me recommander à ses lecteurs. J'ai connu autrefois M. de Pontmartin, je l'ai même assez connu dans un temps pour qu'il m'ait écrit, le flatteur! qu'il ne se croyait un peu moins béotien que depuis ce temps-là; j'apprécie moi-même assez sa fluidité et son agréabilité de causeur littéraire, bien moins, il est vrai, ses romans moraux; mais je n'aurais pas attendu un tel procédé de ce galant homme (1).

Oh! les salons! M. de Pontmartin, s'en fait l'écho. Je les ai connus aussi ces salons aimables, si français, si bruyants, si moqueurs, si étourdissants, si bien pensants, si libéraux (à leurs heures), si parlementaires, si ultramontains à la fois, si absolus toujours, ou chacun si vite se répète et renchérit à l'envi sur le voisin, et auxquels, avec la meilleure tête du monde, il est vraiment impossible de résister quand on les fréquente tout un hiver de quatre à six heures du soir et de neuf heures à minuit! Salons affamés de nouvelles, de sujets à l'ordre du jour, auxquels l'ancien régime parlementaire, avec ses joutes et tournois, fournissait, toutes les quinzaines à peu près, un aliment nouveau, un nouveau train de conversation; qui sont à jeun depuis bien des années et n'ont pour ressource que de se jeter avec rage sur ces pauvres sujets littéraires, drames ou romans, qui n'en peuvent mais! Combien de gens, même en matière plus grave que des drames ou des romans, se flattent d'obéir à des principes et qui ne font que subir des relations de société !

Mais ce ne sont pas les salons tous seuls qui m'ont

(1) Galant homme en effet, il l'est et me l'a bien prouvé depuis par son procédé personnel mêlé de bonne grâce et d'indulgence; mais il est dans un camp, il est d'un parti, et dès lors il ne s'appartient pas tout entier.

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