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le préparait moyennant des recettes qui ont cours apparemment dans la patrie de Vico comme dans celle de Hegel. Quand vous voudrez nous donner du Joseph de Maistre, donnez-nous-en, nous vous en remercierons, mais ne vous mettez pas en travers et devant nous en guise d'écran avec votre opacité philosophique. Laissez parler l'homme. Joseph de Maistre est bien assez net, assez clair et vibrant, assez aigu de ton pour s'expliquer lui-même. Cette fois, M. Albert Blanc nous a donné du de Maistre tout pur, et nous lui en savons gré (1).

La Correspondance diplomatique actuelle ne commence qu'en 1811; la précédente, qui était composée d'extraits et morcelée, comprenait l'intervalle de 1803 à 1810: elle pourra un jour, nous fait espérer l'éditeur, se rejoindre plus exactement à celle qui nous est auourd'hui livrée tout entière. Nous avons ici les sept dernières années que le comte de Maistre passa à la Cour de Russie. Ses débuts sont faits; il est à cette Cour, sur le pied où il a su s'y mettre en vertu de son propre caractère et de son mérite. Seul, sans mission réelle, jeté avec ce titre de ministre à l'extrême Nord par une royauté qui s'est réfugiée à Cagliari et qui se soucie très-peu de lui, n'en recevant ni instructions ni directions, et à peine quelque traitement, n'ayant pas toujours de quoi prendre une voiture, n'ayant pas même de quoi payer un secrétaire, il a su par la noblesse de son attitude, par sa dignité naturelle, par sa

(1) Cependant l'éditeur a passé d'un extrême à l'autre, en n'indiquant même pas qui les lettres sont adressées, en ne meltant aucune note qui serait de nature à éclaircir le texte, en laissant de simples initiales aux noms propres là où il coûtait bien peu de les donner en entier (par exemple, tome II, page 218), et quand il les donne, en permettant à l'imprimeur d'écorcher ces noms de diplomates très-connus (tome II, page 278 et ailleurs).

probité parfaite, par l'éclat et les lumières de sa parole sitôt qu'il se montre, se faire estimer, considérer au plus haut point, pénétrer dans l'intimité des premiers personnages de l'Empire, y compris l'Empereur lui-même qui le goûte, qui l'écoute, qui lui demande des mémoires et des notes, et qui certainement a dû penser un moment à se l'acquérir. Mais le comte de Maistre, même mécontent, n'est pas de ceux qu'on détache. Cet esprit éminent, ardent, toujours en action, sobre, austère, chaste et fécond, enfermé dans son appartement, dans son étude ou son étuve, avec ses livres, ne dormant que trois heures au plus sur vingtquatre, que voulez-vous qu'il fasse? il pense, il fermente, il s'exalte, il prend feu, il amasse des mondes d'idées, de projets, des vues, des conceptions de toutes sortes sur les événements, sur les hommes et les choses; et quand il lui vient un interlocuteur ou un écouteur, il déborde, il lance ses feux et ses flammes, ou quand il prend la plume, il se répand. Il se répand affectueusement quand il écrit aux siens dont il est séparé, à sa fille qui a grandi dans l'absence et qu'il ne connaît pas: on sait en quels termes imprévus de forte et charmante tendresse. Quand il écrit à son maître ou à quelque ministre, il ne peut se contenir davantage, il dit tout, il dit trop, c'est sa manière de s'exprimer et de marquer sa pensée. L'absence même d'un secrétaire est chose heureuse; il n'a ni le temps, ni l'idée de se corriger, de se modérer, et nous avons à tout coup le premier jet du volcan.

Les événements de ces années étaient les plus grands qui pussent intéresser et passionner une intelligence attentive à méditer sur les destinées des empires. C'est à l'heure de la rupture et de la lutte gigantesque entre la France maîtresse du continent et la Russie que la Correspondance commence. On n'attend pas de Joseph

de Maistre un jugement froid et des paroles mesurées : il a sur ces terribles combats dont l'issue tient le monde en suspens, sur ces grands revers et ces désastres inénarrables dont il est témoin, des attentes, des transes, des espérances et des cris de joie, qui nous étonnent, qui nous blessent. On souffre involontairement de voir un homme qui parle un si beau français exprimer des sentiments qui sont si peu nôtres; mais enfin, pour peu qu'on y réfléchisse, il est dans son rôle, il est bien lui, le représentant d'un souverain à demi dépouillé, l'homme de l'ancien droit divin et l'ennemi de la Révolution, sous quelque forme qu'elle se montre. Et pourtant que de contradictions traversent ces jugements si absolus et si tranchants, à y regarder de près! lui qui reproche à d'autres de s'être laissés séduire par Napoléon, n'avait-il pas désiré un moment se mettre à cette rude épreuve, et s'exposer au péril d'être séduit à son tour en se flattant de le persuader ! N'avait-il pas, en 1807, désiré obtenir par l'entremise du général Savary, alors envoyé extraordinaire à Pétersbourg, de venir à Paris pour y entretenir en particulier l'Empereur des Français ? n'avait-il pas compté (quel plus grand hommage d'esprit à esprit !) sur l'effet de sa parole et sur le choc électrique direct qu'il aurait pu produire dans ce tête-à-tête, que dis-je ? dans cette espèce de duel à armes égales avec le suprême antagoniste? n'avait-il pas espéré tirer de lui je ne sais quelle étincelle sympathique? On s'expose fort soimême à être entamé quand on se flatte si fort de gagner les autres. Mais tout cela était bien loin en 1811; de Maistre était redevenu irréconciliable, et, à le prendre pour tel, rien ne saurait être plus intéressant que de saisir ses vues, ses impressions de chaque jour dans la terrible partie qui se joue sous ses yeux et où luimême est en cause. « Depuis vingt ans, dit-il, j'ai assisté

aux funérailles de plusieurs souverainetés; rien ne m'a frappé comme ce que je vois dans ce moment, car je n'ai jamais vu trembler rien de si grand. » On tremblait, en effet, à l'heure où il écrivait cela, on faisait ses paquets là où était de Maistre, et la joie bientôt, et l'ivresse fut en raison de cette première crainte. En rabattant tout ce qu'on voudra des impressions de de Maistre, qui varient d'ailleurs au jour le jour au gré des nouvelles et des bruits divers, mais qui n'excèdent pas (car rien ne saurait les excéder) de pareilles réalités, il reste trèscurieux d'observer avec lui cette grande et unique année par le revers russe, de passer par toutes les vicissitudes d'émotions qui, là-bas, répondaient aux nôtres en sens inverse, et de connaître autrement que par nos bulletins ces physionomies singulières et expressives des Kutusoff, des Tchitchagoff, du Modenais Paulucci et de tant d'autres; de comprendre enfin le génie russe dans son originalité, dans sa religion nationale et sa foi inviolable. De Maistre le sent presque comme ferait un patricien de vieille race moscovite, et il a de ces mots qui ne sont qu'à lui pour e caractériser, ne fût-ce que par contraste: « Qu'est-ce que Pétersbourg en comparaison de Moscou ? s'écrie-t-il quelque part : une grande maison de plaisance, pas plus et même moins russe que parisienne, où tous les vices dansent sur les genoux de la frivolité. » Il dira comme un boyard de vieille roche : « J'en veux toujours à Pierre Ier qui a jeté cette nation dans une fausse route. »

La convenance, le sentiment patriotique interdisent de détacher, dans les pages toutes palpitantes où il les raut chercher et où il les sème à poignées, les mots perçants qui, sous une autre plume que la sienne, sedaient outrageux et cruels. Encore un coup, il a des Afroits dans sa passion, dans sa haine. Cette haine même a des élans qui nous honorent. Oh! comme il nous

craint! comme il redoute l'homme que le destin a marqué d'un signe au front et qui obsède toutes ses pensées! Comme il a peur, même au milieu des résultats les plus implacables et du triomphe aveugle des éléments, que la grande proie ne s'échappe! Un seul s'échappant, malheur! tout est remis en question, tout recommence. Et puis, tout d'un coup, car nul esprit n'est plus sincère quand il est dans son premier bond, il a des hommages imprévus et des admirations pour cette nation française dont il est lui-même, bon gré, mal gré, avec son élément gaulois, et à laquelle il fait honneur. Ce qui est étonnant, dit-il, parlant des Français faits prisonniers dans cette héroïque et lamentable retraite, c'est l'inébranlable fidélité de ces genslà nous ne voyons pas qu'un seul général ait, comme on dit, tourné casaque; les simples soldats mêmes faits prisonniers sont très-modérés sur le compte de Napoléon; ils lui reprochent l'ambition, mais sans outrages et sans récriminations. C'est une étrange nation, qui fait depuis deux cents ans, par un instinct aveugle, tout ce que la plus profonde sagesse dicterait aux plus profonds philosophes, c'est-à-dire d'être fidèle à son Gouvernement, quel qu'il soit, et de répandre tout son sang pour lui, sans jamais lui demander compte de ses pouvoirs... »

Il peut haïr, il peut maudire, exécrer son grand adversaire, mais ce n'est pas lui qu'on pourra jamais soupçonner de le mépriser. M. de Maistre n'a rien de l'émigré en cela; il voit l'ennemi en plein, dans toute sa grandeur : « Jamais, écrit-il en 1813, Napoléon n'a été plus grand militaire que dans la manière dont il s'est tiré de la catastrophe de 1812. Mais ce qui le préoccupe le plus, c'est le tour et la trempe de l'esprit français: il revient à diverses reprises sur ce qu'il a dit tout à l'heure et qu'il a peine à s'expliquer.

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