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« La Suède est une île lorsque la Russie est pour elle.

« Le Piémont est un tout compacte qui ne peut être appauvri, tout comme il ne peut être augmenté sans devenir une simple province. »

« Il n'est pas nécessaire d'être bien fin pour deviner (en 1814) que l'Italie est une monnaie qui doit payer d'autres choses. >>

« Après tout ce que la France a fait souffrir à nous et à l'Europe, le sentiment qui nous écarterait d'elle serait assez naturel; cependant ce sentiment serait trompeur, et l'axiome prêché depuis dix ans semble plus vrai que jamais : « Point de salut que par la France! » (Écrit en décembre 1812.)

Le puissance de la nation française pour agir sur les autres, même sur les moins changeantes, même sur celles qui la haïssent, est un phénomène que je n'ai jamais cessé d'admirer sans le comprendre. » (Ailleurs il nous appelle sans tant de façons la nation grimpante. Cela est vrai du moins les jours d'assaut.)

Sur l'esprit européen, si entreprenant, par contraste avec l'esprit asiatique : « L'homme européen, le fils de Japhet (audax Iapeti genus) veut changer, même sans profit. Sem est bon homme : pourvu qu'il ait une pipe, un sofa et deux ou trois femmes, il se tient assez tranquille; mais Japhet est un terrible polisson! »

Sur Napoléon après son entrée à Moscou : « Imaginez un homme au sommet d'une échelle de cent échelons, et tout le long de cette échelle des hommes placés à droite et à gauche avec des cognées et des massues, prêts à briser la machine : c'est l'image naturelle de la situation où se trouve Napoléon. »

Sur l'incendie de Moscow: « Il faut l'avouer: ces flammes ont brûlé la fortune de Napoléon. Richelieu conseillé par Machiavel n’aurait pu inventer rien de plus décisif que cette épouvantable mesure. » Sur la famille de Napoléon (octobre 1816): « Sa personne seule a disparu, mais son esprit demeure. Il a fait des nobles, il a fait des princes, il a fait des rois, tout cela subsiste. Le roi de France porte son Ordre. Il est tombé seul, et parce qu'il l'a bien voulu et parce qu'il devait tomber; quant à sa maison, en possession de biens immenses, et liée par le sang aux plus grandes maisons souveraines, rien ne peut la faire rétrograder. Si c'est un mal, il fallait y penser plus tôt. »

« Les préjugés des peuples ressemblent à des tumeurs enflammées : il faut les toucher doucement pour éviter les meurtrissures. »>

« Pourquoi deux grandes puissances ne feraient-elles pas une fois au profit de l'humanité la plus belle et la plus utile des expériences, celle d'une liberté de commerce de bonne foi, convenue pour un certain terme et sans aucun dessein de se circonvenir mutuellement? Mais peut-être que c'est trop espérer. Ou je suis fort trompé, ou celle expérience découvrirait une grande vérité. »

C'est ainsi qu'il pense en tous sens, même en avant, et de droite et de gauche, surtout de haut; au risque de tirer parfois sur ses propres troupes. Il a des percées de vues qui, détachées, sembleraient vraiment justifier ses airs de prophète. Il a des parties et comme des débris d'ancien prophète. Mais n'oublions pas le fond, son arrière-pensée fixe : « Le monde est dans un état d'enfantement,» répète-t-il souvent en ces années 1815-1816. Est-ce à dire qu'il attend de ce travail une vraie régénération? espère-t-il que de cet état il va naître et sortir un enfant nouveau qui vivra? nullement. Ce qu'il espère au fond, homme tout d'une pièce, joueur intrépide et buté qu'il est, c'est que par un vigoureux effort et je ne sais quel coup de collier ou quel coup de dez venu je ne sais d'où, toutes choses reprendront leur ancienne assiette; on regagnera d'emblée tous les points. Au lieu de l'enfant miraculeux, on aura l'éternel vieillard, l'antique monde patriarcal soudainement réintégré; il y compte; c'est là le coin mystique: « Il viendra un moment, dont la date seule est douteuse, qui changera tout en un instant. »

Après tout, il n'y a pas trop d'hommes qui soient tout d'une pièce, surtout en ces époques de révolutions qui brisent souvent les meilleurs en plusieurs morceaux. Qu'il y en ait un au moins qui, pour l'exemple, n'ait jamais fléchi, et qu'il s'appelle de Maistre ! Qu'on le montre à jamais comme l'une des cimes de son austère pays, une de ces dents de rocher taillées en acier. Ce que de Maistre a de merveilleux, c'est sa langue; avec toutes ses roideurs et ses tons cassants, elle est incomparable, et on lui rend forcément les armes chaque fois qu'on l'entend ou qu'on le lit. Il a dit quelque part, écrivant à quelque ministre de son pays : « Il y a, Votre Excellence le sait assez, deux langages ministériels. L'un est de convention et tout en compliments et en

grands mots; il ne parle que de confiance parfaite, de reconnaissance sans bornes, d'augustes amis, de hautes puissances, etc., etc. ; je sais cette langue aussi bien qu'un autre, et je la vénère comme bonne dans l'usage commun et extérieur. Mais il y a une autre langue sévère et laconique qui atteint la racine des choses, les causes, les motifs secrets, les effets présumables, les tours de passe-passe et les vues souterraines de l'intérêt partiticulier; cette langue-là a bien aussi son prix. » Cette langue, c'est le plus souvent la sienne, et elle acquiert une vibration, une sonorité particulière sous sa plume et sur ses lèvres. Dès qu'il est là et qu'il parle, on l'entend de loin.

Les dernières années que de Maistre passa en Russie furent moins heureuses que ne l'avaient été celles de la grande crise; le lendemain du triomphe fut presque partout le commencement de la désunion. En Russie, les questions religieuses acquirent beaucoup d'importance à partir de 1814. De Maistre était un personnage trop considérable et un esprit trop convaincu pour se borner à être un observateur, un témoin passif et désintéressé ; il prit parti pour une Société célèbre qui porta bientôt ombrage à l'orthodoxie russe, et dont le zèle arma le zèle contraire. Des conversions opérées chez des personnes de la haute société firent éclat : de Maistre en avait été, de bonne heure, le confident; on le soupçonna d'en avoir été l'instrument ou l'auxiliaire. Ce seul soupçon le compromettait comme ministre étranger, et lui qui, à la longue, s'était presque naturalisé Russe, il désira son rappel. A propos de ces conversions qu'on lui reprochait d'avoir favorisées, et dont l'une, celle de madame Swetchine, est devenue littérairement un fait éclatant, il a de singulières paroles, et qui marquent bien l'esprit et l'accent d'aristocratie qu'il portait en tout. On avait mal traduit en français

l'endroit de l'Ukase où l'on parlait de ces conversions de quelques dames, de quelques personnes du sexe le plus faible, ainsi que le portait le texte officiel ; on avait mis dans la traduction, quelques femmes d'un esprit faible et inconséquent. De Maistre s'en indigne : « Ce qu'il y a de bon, dit-il, c'est que les dames que ce texte frappe, et que tout le monde connaît, sont bien ce qu'on peut imaginer de plus distingué en vertu, en esprit et même en connaissances, sans compter le rang qui est aussi cependant quelque chose. Mille badauds, en lisant cette traduction, croiront qu'il s'agit de quelques vendeuses de pommes. » Chrétiennement, on avait toujours cru que le rang n'était pas un titre, que c'était plutôt un obstacle, une circonstance aggravante. Ces vendeuses de pommes dont il parle de ce ton de mépris sur l'article de la conversion, n'ont-elles donc pas des âmes, et des âmes respectables aux yeux du chrétien, autant que d'autres ? Mais je ne sais pourquoi je fais cette remarque; de Maistre ne serait pas lui-même, il dérogerait s'il ne s'exprimait ainsi. Sa supériorité est dans le monologue politique de ces deux volumes, il y a les deux tiers très-intéressants. C'est un terrible rédacteur de bulletins ; il lui manquait cela pour le compléter.

Lundi, 24 décembre 1860.

HISTOIRE

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

PAR M. THIERS.

TOME DIX-HUITIÈME (1).

Ce n'est pas un volume comme je l'avais cru d'abord, c'est trois volumes que M. Thiers a consacrés à l'exposé de l'année 1814 et des Cent-Jours. Le tome présent, qui entame cette dernière période de son Histoire, nous ouvre une série de faits nouveaux et nous montre une nouvelle application de ce talent multiple et fertile. C'est la troisième fois que M. Thiers historien aborde un ordre de choses, un régime social tout différent, et chaque fois il est tellement entré dans l'esprit de chaque régime qu'il a semblé en être un historien spécial et presque partial, tandis qu'il n'en était qu'un interprète et un explicateur souverainement intelligent.

Jeune, à l'âge des assauts et des audaces, il a abordé l'Histoire de la Révolution française, et avec une telle verve, un tel entrain, une telle résolution de ne pas s'arrêter à mi-chemin avant le triomphe et la bonne issue, qu'il a semblé être, avant tout, un historien

(1) Paulin et Ce, rue Richelieu, 60,

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