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à

vengeance et de représailles. M. de La Mennais, qui était tout un ou tout autre, sans aucune nuance, offrait le plus étrange contraste dans sa double nature. Tantôt et souvent il avait ce que Buffon, parlant des animaux de proie, a appelé une âme de colère; tantôt et non moins souvent il avait une douceur, une tendresse à ravir les petits enfants, une âme tout à fait charmante; et il passait de l'une à l'autre en un instant. Le voile qui s'est déchiré depuis, et qui a laissé voir le fond orageux et mouvant de ses doctrines, n'était qu'à peine soulevé alors. Aucun de ceux qui ont connu et aimé M. de La Mennais, en ces années de passion douloureuse et de crise, à quelque point de vue qu'on se place, n'ont, ce me semble, à en rougir ni à s'en repentir. Il avait tenté une conciliation, impossible, je le veux, mais la plus élevée, la plus faite pour complaire à de nobles cœurs, des imaginations généreuses et religieuses. Averti qu'il se trompait et qu'il n'était pas avoué, il s'arrêtait devant l'obstacle, il s'inclinait devant l'arrêt rendu; il souffrait, il se taisait, il priait. Quand on le voyait de près par moments, on aurait dit qu'il était en danger de mourir. Un jour (le 24 mars 1833), étant assis derrière la chapelle sous les deux pins d'Écosse qui s'élevaient à cet endroit, il avait pris son bâton et dessiné une tombe sur le gazon, en disant à l'un de ses disciples qui était près de lui: « C'est là que je veux reposer; mais point de pierre tumulaire, un simple banc de gazon. Oh! que je serai bien là ! » S'il était mort, en effet, à cette heure ou dans les mois qui suivirent, s'il s'était brisé dans sa lutte intérieure, quelle belle et intacte mémoire il eût laissée! Quelle renommée de fidèle, de héros et presque de martyr! Quel mystérieux sujet de méditation et de rêverie pour ceux qui aiment à sẽ prendre aux grandes destinées interrompues!

Mais il ne s'agit ici de lui qu'en ce qui touche Mau

rice de Guérin. Celui-ci, tout admirateur et prosélyte qu'il était alors, ne devait subir qu'en la traversant cette influence de La Mennais; un an ou deux après, il en était totalement affranchi et délivré; s'il s'émancipa par degrés de la foi, s'il se laissa bientôt gagner à l'esprit du siècle, ce ne fut pas à la suite du grand déserteur, mais à sa propre manière, et il erra dans sa propre voie; en 1835, il n'était plus le disciple de personne ni d'aucun système. Après trois années d'une vie indépendante et toute parisienne, aux approches de la mort, les siens eurent la consolation de le voir redevenir chrétien.

Mais s'il devait s'affranchir par l'intelligence, il appartenait bien radicalement à ce monde de la Chênaie par la sensibilité, par les impressions profondes, par les premiers et sincères témoignages du talent: tellement que, dans la perspective littéraire du passé, il s'y vient placer comme une figure dans son cadre, en s'en détachant; il en est et en demeurera dans l'avenir le paysagiste, le peintre, le véritable poëte. A côté de ces noms éclatants de Montalembert, de Lacordaire, qui résonnaient comme des trompettes au dehors, il y avait là, qui l'aurait cru? dans cette maison de silence et de paix, un jeune homme obscur, timide, que La Mennais, distrait par ses visions sociales apocalyptiques, ne distingua jamais des autres, à qui il ne supposait que des facultés très-ordinaires, et qui dans ce même temps où le maître forgeait sur son enclume ces foudres qu'on appelle les Paroles d'un Croyant, écrivait, — lui,- des pages intimes beaucoup plus naturelles, plus fraîches, -tranchons le mot, plus belles, et faites pour toucher à jamais les âmes éprises de cette vie universelle qui s'exhale et se respire au sein des bois, au bord des

mers.

Guérin est arrivé à la Chênaie en hiver, au cœur de

la saison morte, et quand tout est dépouillé, quand les forêts sont couleur de rouille, sous ce ciel de Bretagne toujours nuageux « et si bas qu'il semble vouloir vous écraser ; » mais vienne le printemps, le ciel se hausse, les bois reprennent vie, et tout redevient riant. L'hiver cependant est lent à partir: le jeune et amoureux observateur en note dans son Journal la fuite tardive, les retours fréquents:

« Le 3 mars. La journée d'aujourd'hui m'a enchanté. Le soleil s'est montré pour la première fois depuis bien longtemps dans toute sa beauté. Il a développé les boutons des feuilles et des fleurs, et réveillé dans mon sein mille douces pensées.

« Les nuages reprennent leurs formes légères et gracieuses, et dessinent sur l'azur de charmants caprices. Les bois n'ont pas encore de feuilles; mais ils prennent je ne sais quel air vivant et gai, qui leur donne une physionomie toute nouvelle. Tout se prépare pour la grande fête de la nature. »

Cette fête entrevue et tant désirée retarde; bien des jours orageux en séparent encore. Tout cela est noté, et peint, et surtout senti: ce jeune enfant du Midi puise dans je ne sais quelle tristesse originelle un instinct particulier pour comprendre et aimer du premier jour cette nature du Nord, voisine des tempêtes :

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« Le 8 (mars). Jour de neige. Un vent de sud-est la roule en tourbillons, en grandes trombes d'une éblouissante blancheur. Elle se fond en tombant. Nous voilà reportés comme au cœur de l'hiver, après quelques sourires du printemps. Le vent est assez froid : les petits oiseaux chanteurs nouveaux-venus grelottent, et les fleurs aussi. Les fentes des cloisons et des croisées gémissent comme en janvier, et moi, dans ma pauvre enveloppe je me resserre comme la nature.

« Le 9. Encore de la neige, giboulées, coups de vent, froidure. Pauvre Bretagne, tu as bien besoin d'un peu de verdure pour réjouir ta sombre physionomie. Oh! jette donc vite ta cape d'hiver et prendsmoi ta mantille printanière, tissue de feuilles et de fleurs. Quand verrai-je flotter les pans de ta robe au gré des vents!

« Le 11. Il a neigé toute la nuit. Mes volets mal fermés m'ont laissé entrevoir, dès mon lever, cette grande nappe blanche qui s'est étendue en silence sur la campagne. Les troncs noirs des arbres s'élèvent comme des colonnes d'ébène sur un parvis d'ivoire; cette op

position dure et tranchée et l'attitude morne des bois attristent éminemment. On n'entend rien : pas un être vivant, sauf quelques moineaux qui vont se réfugier en piaulant dans les sapins, qui étendent leurs longs bras chargés de neige. L'intérieur de ces arbres touffus est impénétrable aux frimas; c'est un asile préparé par la Providence, les petits oiseaux le savent bien.

« J'ai visité nos primevères : chacune portait son petit fardeau de neige, et pliait la tête sous le poids. Ces jolies fleurs si richement colorées faisaient un effet charmant sous leurs chaperons blancs. J'en ai vu des touffes entières recouvertes d'un seul bloc de neige : toutes ces fleurs riantes, ainsi voilées et se penchant les unes sur les autres, semblaient un groupe de jeunes filles surprises par une ondée et se mettant à l'abri sous un tablier blanc.

Ceci rappelle Bernardin de Saint-Pierre. Guérin, sans aucun système et par libre choix, par affinité de talent, est de son école. En ce moment même il achève de lire ses Études de la Nature et d'en savourer le charme: « C'est un de ces livres, dit-il, dont on voudrait qu'ils ne finissent pas. Il y a peu à gagner pour la science, mais beaucoup pour la poésie, pour l'élévation de l'âme et la contemplation de la nature. Ce livre dégage et illumine un sens que nous avons tous, mais voilé, vague et privé presque de toute activité, le sens qui recueille les beautés physiques et les livre à l'âme. » Et il insiste sur ce second travail de réflexion qui spiritualise, qui fond et harmonise dans un ensemble et sous un même sentiment les traits réels une fois recueillis. Ce sera bien sa manière, à lui; dans les images fidèles qu'il nous offre de la nature, l'homme, l'âme est toujours en présence; c'est la vie réfléchie et rendue par la vie. Ses moindres croquis ont ainsi leur sens et leur charme :

« Le 19 (mars). - Promenade dans la forêt de Coetquen. Rencontre d'un site assez remarquable pour sa sauvagerie : le chemin descend par une pente subite dans un petit ravin où coule un petit ruisseau sur un fond d'ardoise, qui donne à ses eaux une couleur noirâtre, désagréable d'abord, mais qui cesse de l'être quand on a observé son har

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monie avec les troncs noirs des vieux chênes, la sombre verdure des lierres, et son contraste avec les jambes blanches et lisses des bouleaux. Un grand vent du nord roulait sur la forêt et lui faisait pousser de profonds mugissements. Les arbres se débattaient sous les bouffées de vent comme des furieux. Nous voyions à travers les branches les nuages qui volaient rapidement par masses noires et bizarres, et semblaient effleurer la cime des arbres. Ce grand voile sombre et flottant laissait parfois des défauts par où se glissait un rayon de soleil qui descendait comme un éclair dans le sein de la forêt. Ces passages subits de lumière donnaient à ces profondeurs si majestueuses dans l'ombre quelque chose de hagard et d'étrange, comme un rire sur les lèvres d'un mort.

« Le 20. L'hiver s'en va en souriant; il nous fait ses adieux par un beau soleil resplendissant dans un ciel pur et uni comme une glace de Venise. Encore un pas du Temps qui s'achève. Oh! que ne peut-il, comme les coursiers des Immortels, atteindre en quatre bonds les limites de sa durée ! »

Il est plus d'une manière de voir et de peindre la nature, et je les admets toutes, pourvu qu'elles aient de la vérité. Mais voilà bien, en effet, des coins de paysage comme je les préfère; c'est délicat, c'est senti, et c'est peint en même tems; c'est peint de près, sur place, d'après nature, mais sans crudité. Rien n'y sent la palette. Les couleurs ont toute leur fraîcheur, leur vérité, et aussi une certaine tendresse. Elles ont passé au miroir intérieur et sont vues par réflexion. On y saisit avant tout la physionomie, on y respire l'âme des choses.

« Le 28 (mars). Toutes les fois que nous nous laissons pénétrer à la nature, notre âme s'ouvre aux impressions les plus touchantes. Il y a quelque chose dans la nature, soit qu'elle rie et se pare dans les beaux jours, soit qu'elle devienne pâle, grise, froide, pluvicuse, en automne et en hiver, qui émeut non-seulement la surface de l'âme, mais même ses plus intimes secrets et donne l'éveil à mille souvenirs qui n'ont, en apparence, aucune liaison au spectacle extérieur, mais qui sans doute entretiennent une correspondance avec l'àme de la nature par des sympathies qui nous sont inconnues. J'ai ressenti aujourd'hui cette puissance étonnante, en respirant, couché dans un bois de hêtres, l'air chaud du printemps. >>

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