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l'exempter, comme l'enfance et la folie, des peines attachées à son action. L'être moral ne peut répondre des actes d'une machine. Telle est aussi l'opinion de M. Rossi. «L'ivresse, a dit ce professeur, lorsqu'elle est complète, ôle entièrement la conscience du bien et du mal, l'usage de la raison : c'est une sorte de démence passagère; l'homme qui s'est enivré peut être coupable d'une grande imprudence; mais il est impossible de lui dire avec justice: Ce crime, tu l'as compris au moment de le commettre [1].» Et n'y aurait-il pas contradiction, en effet, à proclamer à la fois la criminalité et l'absence de la raison? Comment l'agent répondrait-il moralement d'un fait auquel son intention n'a pas concouru? Il est coupable d'une imprudence, d'une faute, mais on ne peut lui imputer un crime.

Cette distinction, qui est puisée dans la conscience humaine, a été sanctionnée par plusieurs législations. La loi romaine considérait l'ivresse comme un motif d'excuse: «Per vinum aut lasciviam lapsis capitalis pœna remittenda est, ei militiæ mutatio irroganda [2]. Cette peine modifiée était appliquée, disent les jurisconsultes, non en raison du délit commis en état d'ivresse, puisque le fait matériel, dépourvu d'intention, ne constitue pas un délit, mais à raison de la faute que son auteur a commise en s'enivrant : « Ebrius punitur non propter delictum, sed propter ebrietatem [3]. » Le Code d'Autriche a adopté cette décision Nulle action ne constitue un crime ́ou délit quand l'auteur est en état de pleine ivresse (art. 2, §3), mais les délits commis dans cet état sont punis comme de graves infractions dé police (2o p., art. 3).

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Toutefois, à côté de ces sages distinctions, la législation offre des solutions opposées. Les statuts de l'Angleterre proclament la responsabilité complète des individus qui ont commis des crimes durant l'ivresse [4], et la même règle

[1] Traité du droit pénal.

La loi

[2] L. 6, 7, Dig. de re militari. 11, Dig. de pœnis, porte également cette distinction: « Delinquitur autem aut proposito, aut impelu, aut casu. Proposito delinquunt latrones, qui factionem habent. Impetu autem qui per ebrietatem ad manus aut ad furtum venitur. Casu verò, cùm in venando telum in feram missum hominem interfecit. » Voy encore l. 12, C. de custodia et exhib. reorum

[3] Farinacius, quæst. 93. no 4; Baldus. in l. data opera, § 6, C. de his qui accus. non possunt.

absolue s'est reproduite dans les lois de l'Amérique [5]. L'ordonnance de François Ier allait même plus loin, et punissait les délits commis pendant l'ivresse d'une peine plus forte: «S'il advient que, pár ébriété ou chaleur de vin, les ivrognes commettent aucun mauvais cas, ne leur sera pour cette occasion pardonné ; mais seront punis de la peine due audit délit, et davantage pour ladite ébriété à l'arbitrage du juge. » Cette dernière loi n'avait fait que reproduire l'opinion émise par Quintilien et par Aristote, que l'ivresse aggravait le crime, et devait donner lieu à deux peines, l'une pour le délit, et l'autre pour l'ivresse [6].

Ces décisions diverses se fondent sur une raison unique. C'est, dit Filangieri, que l'ignorance de l'homme ivre est absolument volontaire il y a un mal dans la cause, il y a un mal dans l'effet [7]. Barthole avait déjà allégué ce motif: « Danti operam rei illicitæ imputantur omnia quæ sequuntur contra voluntatem suam. [8]. »

Que l'ivresse volontaire soit une faute, on ne l'a point nié. Mais s'ensuit-il que cette faute doive porter la peine d'un crime? Faut-il placer sur la même ligne la légèreté de celui qui s'enivre et l'intention criminelle de celui qui se fait meurtrier? Ne serait-ce pas assimiler deux actes qui n'ont entre eux aucune analogie, le meurtre et l'homicide involontaire? L'homme qui s'enivre ne doit répondre que de l'imprudence qu'il fait en s'enivrant. Lui imputer les actes qu'il a exécutés quand il a perdu sa raison, c'est punir comme un crime un acte purement matériel, abstraction faite de la volonté coupable de l'agent.

Et puis, est-il vrai que l'ivresse soit toujours volontaire? Ne peut-on pas supposer, et n'estil pas même assez fréquent que la chaleur du vin ou la joie d'un festin produisent subitement une ivresse tout-à-fait accidentelle et imprévue? Où serait alors la faute, dont les

[4] Persons voluntarily drunk are liable for all crimes committed in that state. (Stephen's Summary, p. 5.)

[6] Drunkenness shall not be an excuse for any crime or misdemeanor. (Penal Code of the state of Georgia, first div., sect. 9.)

[6] Arist. Ethic., lib. 1, c. 34; Quint. orat. inst. 7, c. 1.

[7] Science de la lég., t. 4, ch. 13.

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décisions que nous avons citées font la base de leur pénalité? Et ne peut-on pas admettre encore que l'ivresse a été produite par des manœuvres coupables, étrangères à l'agent, et qui avaient pour but de le porter à son insu à un acte coupable? Dans cette hypothèse, son innocence est tellement évidente, que la loi de la Géorgie, tout en proclamant que l'ivresse n'est point une excuse, fait une exception pour le cas où elle a été occasionnée par les artifices d'un tiers [1]. Il est donc un cas où l'ivresse n'est pas une faute, et dès lors toute l'argumentation que l'on oppose s'évanouit.

Mais il faut le reconnaitre : ce n'est point dans le principe lui-même qu'est la discussion, c'est uniquement dans son application. On a craint de donner le caractère d'une excuse légale à un fait répréhensible en lui-même, et qu'il est toujours difficile de constater. On a vu le danger de légitimer une habitude immorale, et de préparer un voile à tous les crimes.

Il paraît certain, en effet, que la science médicale n'a pas de moyens pour discerner l'ivresse réelle de celle qui ne l'est pas des individus possèdent à un haut degré l'art de la contrefaire; d'autres s'y disposent par un léger excès de boisson enivrante, mais dont la dose n'est point assez forte pour déranger leur raison. Aussi la difficulté des recherches judiciaires est extrême pour parvenir à établir le fait d'une complète ivresse. Mais s'ensuit-il que, pour trancher ces difficultés, il faille, dans le doute, envoyer le prévenu au supplice? La justice doit marcher avec précaution; elle doit s'entourer de tous les indices, interroger toutes les preuves, et, de tous les élémens qui sont à sa disposition, former sa conviction. La nature du fait, les actes divers de l'agent, l'intérêt qu'il avait à l'action, les habitudes de sa vie, toutes ces circonstances viennent déposer de la vérité ou du mensonge de l'ivresse. La simulation de l'ivresse, comme celle de la démence, se dévoile toujours par quelque coin et par l'affectation même de l'homme ivre à le paraître. Et puis c'est au prévenu qui invoque l'ivresse pour excuse à la prouver : Ebrius non præsumitur; onus probandi incumbit alleganti [2].

Maintenant que nous avons reconnu le prin

[1] «Unless such drunkenness was occasioned by the fraud, artifice, or contrivance of other person. >> (Loc. cit.)

cipe, hâtons-nous de le circonscrire dans d'étroites limites; car l'ivresse peut être une cause, mais non un prétexte d'excuse.

Et d'abord, on doit poser, avec les anciens criminalistes, une première distinction entre l'ivresse complète et l'ivresse légère [3]. La première seule peut avoir l'effet de justifier l'agent: une demi-ivresse peut toutefois atténuer le crime lorsqu'il est l'effet de cette exaltation passagère qu'elle produit d'ordinaire, et qui, sans supprimer dans l'homme ivre la conscience de lui-même et du mal qu'il fait, lui ôte l'usage de la réflexion. Il est possible de discerner, d'après les actes et la conduite de l'agent, si son ivresse était complète, ou s'il conservait la perception de la nature de son action. Cette distinction est importante dans la pratique pour établir l'imputabilité pénale. Le Code d'Autriche, de même que les anciens jurisconsultes, n'accorde qu'à la pleine ivresse le pouvoir de décharger de la peine.

Une seconde distinction, non moins importante, doit être établie entre l'ivresse imprévue et l'ivresse procurée. Il est évident que l'homme qui a conçu le projet d'une mauvaise action, et qui cherche dans des liqueurs enivrantes, soit l'audace nécessaire à l'exécution de son dessein, soit un moyen d'étourdir sa conscience contre ses remords, soit une excuse qu'il prépare à l'avance au crime qu'il médite, il est évident que cet homme ne saurait trouver une excuse dans une ivresse qui devient une véritable préméditation. Aussi les jurisconsultes n'ont-ils jamais protégé de la puissance de l'excuse cette sorte d'ivresse, ebrietatem procuratam ac affectatam ad effectum ut ebrius delinqueret et delinquendo se cum eâ excusaret [4]. Telle est aussi la restriction apportée par le législateur de l'Autriche à son principe d'excuse. « Nulle action, dit la loi, ne constitue un délit, quand l'auteur est en état de pleine ivresse, à moins qu'il ne s'y soit mis dans l'intention directe de commettre un délit.»

Ainsi, l'ivresse complète et non préméditée est la seule que l'agent puisse alléguer et être admis à prouver comme cause de justification. Cependant on a fait encore une troisième distinction entre l'ivresse habituelle et l'ivresse accidentelle. Cette distinction a été proposée par Barthole, qui le premier a discerné l'homme

[2] Farinacius, quæst 93, no 23. [3] Farinacius, quæst. 93, no 18. [4] Farinacius, quæst. 93, no 21.

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ivre et l'ivrogne, ebrium et ebriosum [1]. La raison est que, si l'on conteste la culpabilité d'une ivresse accidentelle, on ne peut nier du moins la faute grave qui résulte d'une ivrognerie habituelle, et que nul ne peut rendre sa condition meilleure par son propre délit. La source de cet argument, que nous avons déjà combattu, est dans la loi 38, § I, au Dig., ad leg. juliam de adulteriis, dans laquelle se trouve cette maxime, que celui qui commet un fait illicite est tenu de toutes les conséquences de son action. Il est évident que cette maxime ne peut être appliquée en matière pénale. Mais il suffit d'ailleurs de remarquer que l'on a confondu ici la cause avec l'effet l'ivresse ou l'ivrognerie peut être illicite, mais ce caractère ne peut exercer aucune influence sur la nature des actes qu'elle produit; car la question est toujours de savoir si l'agent a eu la conscience du mal de ces actes. Qu'importe, ensuite, que son ivresse fût accidentelle ou habituelle? L'infraction spéciale, sui juris, qui en résulte, la faute, l'imprudence de l'agent peuvent être plus ou moins graves; mais dans l'un et l'autre cas son état mental est le même; le motif d'atténuation conserve donc la même puissance [2]. On ne devrait excepter que le seul cas où le prévenu, ayant déjà commis un crime en état d'ivresse, s'enivrerait de nouveau; car il serait permis d'apercevoir dans cette réitération l'indice d'une préméditation.

Revenons maintenant au texte de notre Code. L'art. 64 n'a formulé d'excuse qu'à l'égard de la démence, il a gardé le silence sur l'ivresse. Faut-il attribuer à l'ivresse le caractère d'une démence momentanée ? Nous ne le pensons pas. L'ivresse peut avoir quelques-uns des effets de l'aliénation mentale, mais elle n'en a pas le caractère essentiel, le dérangement organique des facultés intellectuelles. La démence n'est point une expression générique qui puisse en velopper toutes les aberrations de l'esprit; on ne peut lui donner, dans la loi, d'autre sens que celui que la langue lui attribue; on doit donc le restreindre aux maladies du cerveau. On ne peut, d'ailleurs, admettre que l'ivresse ait pu être confondue par le législateur avec la démence; si son intention eût été de l'élever au rang des excuses, il l'eût évidemment mentionnée; son silence révèle la volonté formelle de lui refuser ce caractère.

[1] Ad leg. 38 Dig., ad leg. jul. de adult. [2] Carmignani, Teoria delle leggi della sicurezza sociale, t. 2, p. 283.

Telle est aussi l'interprétation que la Cour de cassation n'a cessé de maintenir par ses arrêts[3]; mais en ajoutant surabondamment : « que l'ivresse étant un fait volontaire et repréhensible, ne peut jamais constituer une excuse que la morale et la loi permettent d'accueillir. » Motif erroné qui ne fait que reproduire la raison alléguée par Barthole, et qui semble dicter à l'avance au législateur une prohibition absolue. Il suffisait de constater le silence de la loi.

Si donc, en théorie, l'ivresse, lorsqu'elle est involontaire et complète, et qu'elle est d'ailleurs valablement constatée, peut avoir la puissance de justifier l'agent, cet effet lui est refusé sous l'empire de notre Code: elle ne peut être posée au jury et admise par les juges comme excuse légale des crimes et des délits. Mais il est néanmoins permis à l'accusé de l'alléguer dans sa défense, et de la prouver par ses interpellations aux témoins; car, si elle n'a pas le caractère d'une excuse légale, elle conserve celui d'un fait d'atténuation, et peut avoir l'effet d'abaisser la peine en motivant la déclaration des circonstances atténuantes. Elle peut exercer encore un plus grand pouvoir sur la conscience des jurés, qui ne doivent compte à personne des motifs de leur décision, et qui ont le devoir de prononcer un verdict de non-culpabilité, toutes les fois que l'accusé, soit par l'effet d'une ivresse complète, soit par l'effet de toute autre perturbation des sens, a agi sans pouvoir réfléchir à la portée de son action, et sans en comprendre la nature et la moralité.

Constatons ici, en résumant ce qui précède, et avant de pénétrer plus avant dans cette matière, les états de l'intelligence que la loi a voulu renfermer dans l'expression de démence. Nous en avons successivement écarté les passions, quel que soit le désordre qu'elles jettent dans l'esprit, le somnambulisme ou le sommeil, et enfin l'ivresse, même complète et involontaire. Ces diverses causes peuvent sans doute affaiblir et même abolir la criminalité de l'agent; mais leur examen rentre dans l'appréciation morale du fait, dans l'examen de la question de culpabilité elle-même. La loi n'a voulu donner qu'à la démence le caractère et les effets d'une excuse lé– gale; or, par démence, on doit entendre, puisqu'aucun texte n'en a restreint le sens, toutes les maladies de l'intelligence, l'idiotisme et la démence proprement dite, la manie délirante

[3] Arr. cass., 15 oct. 1807; Sirey, 1808, 1,24; 18 mai 1815; Sirey, 1815, 398; 3 avril 1824; Si rey, 1824, 1, 323.

et la manie sans délire, même partielle. Toutes les variétés de l'affection mentale, quelles que soient les dénominations que leur applique la science, quelque classification qu'elles aient reçue, revètent la puissance de l'excuse, et justifient l'accusé, pourvu que leur existence au temps de l'action soit certaine, pourvu que leur influence sur sa perpétration puisse être présumée. C'est à ces termes que se résume à nos yeux la véritable théorie de l'art. 64.

Cela posé, nous avons maintenant à rechercher les effets de la démence constatée, sur l'instruction, sur les débats, sur le jugement, et enfin sur l'exécution de la peine.

Lorsque la présence de la démence, au temps même de l'action, est alléguée ou présumée, le premier soin de l'instruction doit être de vérifier si elle est réelle ou feinte, si le prévenu est de bonne foi, ou s'il y a fraude de sa part. Il importe que cette vérification soit faite aux premiers pas de la procédure, puisqu'il n'y a plus ni crime ni délit, si le fait incriminé a été commis par un homme en démence; puisqu'on doit s'empresser de soustraire au séjour des prisons un être qui n'est que malheureux et souffrant. Les visites, les interrogatoires, les rapports des gens de l'art, sont les plus sûrs moyens d'apprécier la véritable situation morale de l'inculpé. Les témoignages presentent en général plus de chances d'incertitude et d'erreur, parce que les témoins veulent juger les faits, et les jugent mal, parce qu'ils sont mus par des considérations de famille ou de faveur, à moins toutefois qu'ils ne se bornent à raconter des faits qui se sont passés sous leurs yeux. «Non creditur testibus de furore deponentibus, dit Boerius [1], nisi causam reddant scientia. »> La démence constatée, il serait aussi absurde qu'inhumain de mettre en jugement l'individu qui en est atteint. La justice n'a plus de mission à remplir; elle n'a point d'exemple à donner à la société; son jugement, au lieu de prononcer l'expiation d'une faute, ne ferait que constater une infortune. La poursuite doit donc s'arrêter. Avant le Code d'instruction criminelle, il appartenait au directeur du jury d'apprécier la nature des faits et de suspendre la procédure [2]. Ce pouvoir ne pourrait être aujourd'hui exercé par le seul juge d'instruction; la chambre du

[1] Déc. 23, n° 44.

[2] Loi du 5 pluv. 1x, art. 15.

[3] Dans l'ancienne jurisprudence, le droit des premiers juges, de constater la démence au temps de l'action, était également une règle constante. On

conseil et la chambre d'accusation sont investies du droit d'apprécier si le fait poursuivi a les caractères d'un crime out d'un délit, et de renvoyer des poursuites le prévenu contre lequel aucun indice de culpabilité n'existe (art. 128 et 229 du Cod. d'inst. crim.). C'est donc à cette première juridiction qu'il appartient d'examiner la situation intellectuelle du prévenu, et de le décharger de la prévention, s'il est convaincu d'idiotisme ou de folie [3]. Elle ne pourrait même surseoir à statuer, jusqu'à ce que le tribunal civil eût prononcé s'il y a lieu de déclarer l'interdiction; ce principe a été consacré par un arrêt de la Cour de cassation qui déclare ; « que la question de savoir s'il y a lieu de faire interdire le prévenu, est absolument indépendante de celle de savoir s'il y a lieu de le poursuivre pour les délits qui lui sont imputés, et ne peut par conséquent être préjudicielle; qu'en matière criminelle, la loi qui donne au juge le droit de décider s'il y a crime ou délit, lui donne par cela même et nécessairement le droit de décider si l'accusé ou le prévenu est, par son état moral, capable de l'intention perverse, sans laquelle il ne peut exister ni délit ni crime [4]. »

Ce n'est donc que lorsque la maladie n'offre que des signes incertains et paraît faiblement caractérisée, que les premiers juges doivent en laisser l'appréciation aux tribunaux correctionnels et aux cours d'assises. Une question qui a quelque intérêt peut alors s'élever aux débats : c'est de savoir si l'exception de la démence peut être posée au jury. La Cour de cassation s'est toujours prononcée pour la négative [5], et ses motifs sont : « que les faits d'excuse laissent subsister le délit, et en modifient seulement le caractère et la peine, tandis que la démence, au contraire, anéantit la culpabilité et par conséquent tout délit; d'où il suit qu'en posant la question de savoir si l'accusé est coupable, on demande nécessairement au jury si cet accusé était sain d'esprit, et si sa volonté était libre et indépendante au moment de l'action. » Ce raisonnement est rigoureusement exact. La démence, nous l'avons déjà dit, n'est point un fait d'excuse, mais un fait exclusif de la volonté et conséquemment de la culpabilité; elle se trouve donc implicitement comprise dans la question principale. Cependant M. Legraverend

peut consulter sur ce point la luminense dissertation de Jousse. Comment. de l'ord. de 1670, tit. 28, art. 1, § 4.

[4] Arr. cass., 9 déc. 1814; Sirey, 1815, 1, 284. [5] Arr. cass., 11 mars 1813 ; Sirey. 1817, 1, 92;

a pensé qu'il serait préférable de poser une question spéciale sur la démence, lorsqu'elle est formellement requise [1], et nous sommes parfaitement de cet avis. D'abord le texte de la loi ne s'oppose nullement à cette position, puisque par excuse elle entend en général toutes les circonstances qui peuvent modifier la criminalité de l'agent, soit qu'elles ne tendent qu'à l'atténuer, soit qu'elles l'effacent complètement. Or, il importe que les jurés ne puissent concevoir aucun doute sur la portée de leur réponse; si l'on rejette une question sur la démence, ils peuvent penser qu'ils n'ont point à s'occuper de cette question; la clarté doit surabonder dans la position des faits; toute réticence qui tend à voiler la difficulté ou qui peut avoir cet effet, est une faute grave. Ensuite, il importe à l'ordre public que des mesures de police puissent être prises à l'égard des accusés qui sont acquittés pour cause de folie; or, le seul moyen de connaître la cause de l'acquittement, est de poser une question spéciale.

Cependant si le jury, tout en déclarant l'accusé coupable, avait ajouté qu'il était en démence, l'acquittement devrait suivre une telle déclaration, bien qu'elle soit en apparence contradictoire. « Il est évident, en effet (et nous empruntons les termes d'un arrêt qui a statué dans ce sens), que loin d'avoir voulu exprimer qu'il reconnaissait dans l'accusé une culpabilité légale, le jury n'a voulu déclarer autre chose sinon qu'il était matériellement établi que l'accusé était l'auteur de l'action qui avait donné lieu aux poursuites; mais qu'il n'y avait apporté que la volonté d'un homme en démence, volonté quasi animale qui, d'après le vœu de l'art. 64 et d'après les plus simples lumières de la raison, est évidemment hors de toute culpabilité légale [2]. »

Lorsque la démence n'est survenue que depuis l'action, il faut distinguer si elle s'est manifestée avant l'instruction, dans le cours de cette instruction, ou après la condamnation. On a vu que l'art. 64 ne donne à la démence la puissance de justifier l'agent, qu'autant qu'elle est concomitante au fait, qu'elle a existé au temps même de l'action. Cependant on doit suspendre la poursuite, alors même qu'elle est

26 oct. 1815; Sirey, 1817, 1, 17; 9 sept. 1825; 1826, 1, 449;9 juin 1831 (Journ. du droit crim., 1831, p. 312).

[1] T. 1, chap. x11, § 1 in fine.

[2] Carnot. t. 2, p. 203.

postérieure au crime; car comment placer en face de la justice un homme atteint de folie? Comment une condamnation pourrait-elle atteindre cet homme qui n'aurait pu se défendre, et qui ne la comprendrait pas ? Quel serait l'effet moral et le but d'un tel jugement ? On doit supposer que l'aliénation, quoiqu'elle ne se soit révélée par des signes extérieurs que postérieurement au crime, existait déjà à l'époque de sa perpétration et a pu le déterminer; ainsi expliqué, le texte de l'art. 64 peut se concilier avec l'humanité. Cette opinion ne fait, du reste, que reproduire celle des anciens criminalistes ; ils professaient même que, dans ce cas, le prévenu ne pouvait être condamné à une peine pécuniaire, parce que nulle peine ne peut être infligée à un prévenu qui ne peut se défendre [3]. Les lois d'Angleterre et de la Louisiane ont positivement écrit la même restriction [4].

Mais, si la démence n'est que temporaire, les poursuites peuvent-elles être reprises? On sent que la solution repose tout entière dans le fait. Si la guérison est parfaite, nul doute que l'instruction ne doive être poursuivie; car l'impossibilité résultante de la maladie était son seul obstacle: mais s'il s'agit seulement d'un intervalle lucide, cette intermittence de l'aliénation ne justifierait pas la mise en jugement; car la justice serait exposée à ce qu'au milieu des débats l'accusé fût saisi d'un accès de manie, et il serait d'ailleurs difficile de connaître jusqu'à quel point cet accusé aurait la plénitude de son esprit, et par conséquent la liberté de la défense [5].

Si la démence est postérieure à l'instruction écrite, et ne se manifeste qu'au moment de l'ouverture des débat, l'accusé ne doit pas néanmoins y être soumis; quelle que soit l'époque de la démence, les motifs sont les mêmes pour le soustraire au jugement. Il nous paraît que dans ce cas on doit examiner si l'aliénation n'est qu'un accès momentané, ou semble de nature à persister. Dans la première hypothèse, le président des assises doit renvoyer l'affaire à la session suivante. Dans le cas contraire, il doit faire délibérer la Cour d'assises sur la question de savoir s'il y a lieu de suspendre le jugement jusqu'à ce que la démence ait cessé.

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[3] Julius Clarus, quæst. 60, no 7; Farinacius, 94, no 16.

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