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Il faut reconnaître dans ces déceptions accidentelles une conséquence de notre condition ici-bas. Il n'est aucune de nos facultés dont les fonctions ne puissent être dérangées, suspendues, détruites par diverses causes : c'est une imperfection qu'on ne saurait nier; mais comme elle est commune à toutes nos facultés, elle n'autorise point à déclarer l'une d'entre elles plus trompeuse que

les autres.

Nous dirons, en nous résumant, que l'erreur de considérer nos sens comme une faculté trompeuse, semble avoir été commune à tous les philosophes. A cette erreur ils en ont ajouté une autre, celle de croire que la raison n'a point d'autre emploi que de rectifier leurs déceptions.

Les sens ne sont pas plus trompeurs que la raison, la mémoire, et les autres facultés intellectuelles que la nature nous a données. Toutes nos facultés sont limitées et imparfaites, mais adaptées, sans doute, à notre condition présente; nous commettons des méprises, nous portons de faux jugements à l'occasion de toutes, mais pas plus à l'occasion des informations des sens, qu'à l'occasion des déductions du raisonnement. De plus, il n'est pas vrai que les erreurs commises à l'occasion des sens soient corrigées par la raison; elles le sont par une attention plus scrupuleuse au vrai témoignage des sens eux-mêmes. Peut-être est-ce à l'orgueil des philosophes qu'on doit

<< ne le trompe pas. La cause de l'erreur est l'induction qui fait croire << que cette couleur vient des corps tangibles; mais la vue est chargée de << montrer la couleur, et non pas d'en indiquer la source. Ainsi encore « les couleurs qu'on aperçoit en pressant le globe de l'œil n'existent << pas seulement dans l'imagination, ce sont bien des objets de per<< ception et d'une perception sincère; je les distingue parfaitement de <«< celles que je ne fais que concevoir, et dont je puis me donner la repré<< sentation mentale. Une explication du même genre ferait évanouir tous << les autres reproches que Reid a cru devoir laisser subsister contre les << sens extérieurs. » Ad. Garnier, Critique de la philosophie de Th. Reid, p. 85.

rapporter cette double prévention contre les sens et en faveur de la raison. En effet, la raison est la faculté qui les distingue du reste des hommes, au lieu que les sens donnent les mêmes instructions aux philosophes et au vulgaire. Les sens ne méprisent personne, et de là vient qu'on est disposé à les mépriser; mais nous ne leur en devons pas moins la part la plus considérable et la plus utile de nos connaissances. La sage nature a éclairé tous. les hommes du flambeau des sens parce que leurs informations sont la plus précieuse de ses leçons; elle-même a imprimé le sceau de la certitude aux notions qu'ils nous donnent, et tous les sophismes de la philosophie n'ont pu ébranler la confiance qu'elles nous inspirent.

ESSAI III.

DE LA MÉMOIRE.

CHAPITRE I.

Faits incontestables sur la mémoire.

Dans le développement graduel de l'homme, depuis l'enfance jusqu'à la maturité, ses facultés entrent successivement en exercice; l'ordre dans lequel elles y entrent me semble le meilleur qu'on puisse suivre pour les étudier.

Les sens se montrent les premiers, et la mémoire vient après; c'est donc cette faculté que nous allons maintenant considérer.

C'est par la mémoire que nous avons la connaissance immédiate des choses passées. Les sens nous enseignent ce qui est actuellement; mais leurs leçons seraient perdues pour nous si la mémoire ne les conservait, et nous resterions dans la même innocence dans laquelle nous sommes nés.

La mémoire a nécessairement un objet. Quiconque se souvient, se souvient de quelque chose, et la chose dont il se souvient est l'objet de la mémoire. En cela, la mémoire ressemble à la perception, et diffère de la sensation, qui n'a point d'autre objet qu'elle-même.

L'objet de la mémoire est nécessairement une chose passée, comme l'objet de la perception et de la conscience est nécessairement une chose présente : ni ce qui est ne

peut être l'objet d'un souvenir, ni ce qui a été ne saurait être saisi par les sens ou par la conscience.

La mémoire est toujours accompagnée de la croyance à l'existence passée de la chose rappelée, comme la perception et la conscience le sont toujours de la croyance à l'existence actuelle de la chose que nous percevons au dehors ou que nous sentons en nous-mêmes. Il est possible que dans l'enfance ou dans quelque trouble de l'esprit, de vrais souvenirs ne se distinguent pas nettement des pures imaginations; mais dans la maturité de l'entendement un esprit libre les reconnaît sans peine et y ajoute foi, sans pouvoir en donner d'autre raison, si ce n'est qu'il se souvient distinctement; au lieu que les créations de l'imagination, quelque nettes et distinctes qu'elles soient, sont sans autorité et sans réalité.

Les jugements de la mémoire sont, à nos yeux, une vraie connaissance, qui n'est pas moins certaine que si elle était appuyée sur la démonstration. On n'a jamais songé à prouver la mémoire, et si elle était attaquée, on ne daignerait pas répondre; sa fidélité et sa véracité sont l'unique fondement de notre science du passé, et la seule autorité des témoignages qui décident de la vie et de la mort des hommes.

Il y a des cas où la mémoire est moins vive et moins nette, et où nous sentons nous-mêmes qu'elle peut nous tromper; mais elle n'en est pas moins sûre lorsqu'elle est parfaitement distincte.

La mémoire implique la conception et la croyance d'une durée passée; car il est impossible de se souvenir d'une chose, si l'on ne croit en même temps qu'il s'est écoulé quelque intervalle entre le temps où cette chose est arrivée et le moment présent. Comment, d'ailleurs, aurions-nous pu sans mémoire acquérir la notion de la durée?

Nous ne pouvons nous souvenir que des choses que nous avons perçues ou connues auparavant. Je me souviens du passage de Vénus sur le soleil, en 1769 : il faut donc qu'à cette époque j'aie perçu ce phénomène, sans quoi je ne pourrais m'en souvenir. La mémoire ne fait point connaissance avec les objets, si l'on peut s'exprimer ainsi; elle renouvelle seulement celle que nous avions faite par l'entremise des autres facultés.

Le souvenir d'un événement passé est nécessairement accompagné de la conviction que nous existions alors. Je ne puis me souvenir d'une chose qui arriva l'an dernier, sans être convaincu que j'étais identiquement l'an dernier la même personne qui se souvient aujourd'hui.

Je regarde les faits que je viens d'énumérer comme parfaitement clairs et certains pour quiconque réfléchit sur ce qui se passe en lui-même. La conscience les atteste, et c'est la seule preuve qu'ils admettent. Je les prendrai donc pour accordés; et, après en avoir tiré quelques conséquences, j'examinerai les opinions des philosophes tant sur la mémoire elle-même que sur notre identité personnelle et sur la durée.

CHAPITRE II.

La mémoire est une faculté primitive.

Il est évident d'abord que la mémoire est une faculté primitive dont l'Auteur de notre être nous a doués, et dont nous ne pouvons donner d'autre raison, sinon qu'il lui a plu de la faire entrer comme élément dans notre constitution.

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