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§ 3.

Autre cas analogue: la goëlette la Française prise par l'ennemi est reprise par son équipage.

Le fait suivant présente un cas analogue de recousse, à celui qui a été exposé dans le paragraphe précédent.

Au mois de germinal an XI (mars 1803), la goëlette la Française, du port de Saint-Servan, partit pour la pêche de la morue sur le grand banc de Terre-Neuve; son équipage se composait du capitaine Cauchard, d'un second capitaine, nommé Pierre Garnier, âgé de 27 ans, de quatre matelots, du novice Auguste Lefèvre, âgé de 20 ans, et d'un mousse.

Nous faisons connaître le nom et l'âge du second et du novice, parceque ce sont ces deux hommes courageux qui doivent figurer en première ligne dans l'exécution du plan qui enleva la Française à ses capteurs.

Ce navire revenait en France avec le produit de sa pêche, lorsque, le 6 thermidor an XI (25 juillet 1803), ignorant d'ailleurs la rupture de la paix entre la France et l'Angleterre, il fut poursuivi, en pleine mer, par le 48° degré de latitude nord et 21° degré de longitude occidentale du méridien de Paris, par le sloopcorsaire anglais la Surprise, capitaine Thomas Wood, lequel fit passer sur son bâtiment le capitaine Cauchard, les quatre matelots et le mousse de la Française; Pierre Garnier et le novice Lefèvre restèrent à bord de la Française sur laquelle le capitaine Thomas Wood installa un capitaine de prise, nommé John Morris, âgé de 22 ans, et trois matelots anglais.

La prise devait être conduite à Guernsey.

Pierre Garnier qui conçut, dès le principe, le projet de recouvrer sa liberté, s'efforça de gagner la confiance de John Morris. Celui-ci, peu expérimenté encore dans sa profession et connaissant fort mal d'ailleurs la route qu'il avait à tenir, s'abandonna peu à peu aux conseils et à la direction de Garnier et lui laissa, en quelque sorte, la conduite du navire.

Au lieu d'attérir sur Guernsey, Garnier mit le cap sur la Hogue, et, le 15 thermidor, neuf jours après être tombé entre les mains des Anglais, il découvrit l'ile d'Aurigny 1), qu'il fit accepter au capitaine de prise pour être l'ile de Guernsey.

1) Petite le française à 12 kilomètres ouest du Cap de la Hogue et 21 de l'île anglaise de Jersey.

Aucune voile ne s'apercevait à l'horizon.

Garnier, le 16 thermidor, à 5 heures du matin, se rend à la chambre de John Morris, qu'il somme de se rendre, en le saisissant au collet; Morris veut armer un pistolet, mais il tombe mort sous le poignard de Garnier.

Maître des armes du capitaine de prise, et après avoir fait armer le novice Lefèvre, Garnier se présente devant les trois matelots anglais, auxquels il apprend le sort de leur chef, en les menaçant de les tuer; ces hommes promettent obéissance.

Vers huit heures du matin, une frégate et un brick de la marine royale d'Angleterre rencontrèrent la Française et lui donnèrent la chasse en la canonnant jusque sous les forts de la rade de Cherbourg, où la Française mouilla à 2 heures après midi.

Un prisonnier qui n'est point lié par sa parole d'honneur reste en état de guerre avec l'ennemi au pouvoir duquel il se trouve ; c'est à l'ennemi à se prémunir contre les moyens de force ou de ruse que son prisonnier, qui reste toujours son adversaire, peut employer pour recouvrer sa liberté. ( Voir Livre I, titre III, § 32.)

Le tribunal n'avait point, au reste, à apprécier la moralité de l'action de Pierre Garnier, ni l'audace avec laquelle son plan de délivrance avait été conçu et exécuté; le tribunal avait uniquement à se prononcer sur la demande formée par Garnier «que « la totalité du navire et de son chargement lui fut adjugée, ainsi « qu'au novice Lefèvre, puisqu'il s'agissait d'une reprise faite sur <<< l'ennemi la neuvième jour après la capture. »

Cette affaire donna lieu à de longues discussions; enfin, après avoir murement pesé les raisons exposées tant par Garnier, pour obtenir la totalité de la prise, que par les armateurs de la Française, pour rentrer en possession de leur propriété sauvée par les efforts et le courage d'une partie des hommes auxquels ils en avaient confié la conduite et la défense, le conseil des prises décida, le 7 vendémiaire an XII (30 septembre 1803):

Qu'on ne pouvait élever de doute sur les droits que ne cessent d'avoir à sa propriété les armateurs d'un navire, que tout ou partie de son équipage parvient, en quelque temps que ce soit, à enlever à l'ennemi qui s'en était d'abord emparé;

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que ces droits dérivent de la seule équité naturelle; qu'ils sont de plus formellement reconnus par les publicistes, etc.; mais que la justice et la reconnaissance voulaient que les auteurs de la reprise fussent récompensés en proportion soit du danger qu'ils ont couru, soit de l'importance du service qu'ils ont rendu à ceux dont ils étaient les agents, etc.; que la goëlette la Française serait

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jugée et déclarée bonne et valable prise, mais que les armateurs de la Française seraient remis en possession; enfin, que ceux-ci auraient à payer 1° à l'équipage de la goëlette le cinquième de la cargaison appartenant au dit équipage; 2° à Garnier et au novice Lefèvre, la moitié de la valeur de la goëlette et du surplus de la cargaison, pour la dite moitié être répartie entr'eux, savoir quatre cinquièmes au capitaine Garnier et un cinquième au novice Lefèvre.

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En fait de recousse, il faut distinguer entre le navire national et le navire neutre.

Si la recousse est opérée à l'occasion d'un bâtiment national, elle peut avoir lieu soit par un vaisseau de l'État, soit par un corsaire armé et pourvu d'une commission de l'État, de patentes, lettres de mer, ou lettres de marque.

« L'État », dit M. Portalis, commissaire du gouvernement français près le conseil des prises, en l'an VIII (1799), «est tenu de « défendre la personne et la propriété de tous les citoyens. Delà, << un bâtiment de l'État qui reprend sur l'ennemi un navire fran«çais, n'exerce qu'un acte de protection qui ne peut acquérir à << la république la propriété de ce navire; aussi nos lois veulent « que, dans une telle hypothèse, le navire soit rendu au véritable << propriétaire.

<< Il en est autrement d'un navire français recous sur l'ennemi « par un corsaire particulier; en effet, quand un bâtiment tombe << en la possession de l'ennemi, il est sans retour confisqué par la << nation belligérante; le reprendre c'est faire une véritable con<< quête sur l'ennemi même. Les armateurs se livrant à la course <«< au risque de leur vie et de leur fortune, le législateur a pensé <«< qu'il fallait leur abandonner la propriété du navire de leur na«<tion, recous sur l'ennemi. »

Si la recousse est opérée à l'occasion d'un bâtiment neutre, par un corsaire particulier, elle ne peut avoir les mêmes résultats pour le propriétaire du bâtiment neutre. En effet, ou le bâtiment neutre avait été capturé par méprise ou en violation de tous les principes reçus, par le bâtiment de la nation belligérante; ou parcequ'il n'avait pas voulu obéir à la semonce pour la visite ou bien encore il n'avait été arrêté que pour être conduit dans un port afin d'y débarquer la contrebande de guerre qu'il avait

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à son bord et que les usages admis, aussi bien que les traités, rendent confiscable, si le bâtiment qui la portait a pu être soupçonné d'avoir l'intention de la conduire dans un port ennemi.

Dans le premier cas, peut-on rendre le navire neutre recous, victime de la méprise ou de la violence de l'ennemi, et de s'être défendu contre lui ?

Dans le second cas, la partie de son chargement qui appartiendrait à la catégorie des articles dits de contrebande de guerre, ne doit-elle pas seule donner matière à contestation ?

Dans tous les cas, dirons-nous, le bâtiment neutre est libre; son pavillon couvre la marchandise qu'il porte, à l'exception de la contrebande de guerre, et celle-ci peut uniquement donner lieu à un jugement en confiscation; or, la confiscation du navire neutre recous ne pourrait avoir lieu que dans le cas où la contrebande de guerre formerait les trois quarts au moins de son chargement; mais, jusqu'au jugement qui le condamnera, peut-être, le navire neutre ne perd ni son caractère ni ses droits. D'après les maximes du droit des gens, et les doctrines qui ont trouvé place dans les traités publics, un navire neutre doit être respecté par tous les peuples; s'il a été opprimé par l'une des nations belligérantes, ce n'est pas une raison pour que les autres nations belligérantes se rendent complices de cette oppression, ou soient autorisées à la faire tourner à leur profit.

C'est placé sous l'influence de ces principes divers, que le conseil des prises français a prononcé son jugement dans l'affaire de la Statira, dont nous allons avoir à parler.

Le navire la Statira, portant pavillon américain, fut recous sur un navire anglais par le corsaire français le Hasard, du port 'de St.-Malo, et conduit au port de Perros-Guirec, près de Paimpol; il avait à son bord 60 barils de térébenthine et 40 barils de goudron; ces deux articles ne sont pas compris parmi les articles de contrebande de guerre, mentionnés au traité de 1778 entre la France et les États-Unis d'Amérique; mais ce traité porte, art. 2, que les deux gouvernements contractants s'engagent mutuellement à n'accorder aucune faveur particulière à d'autres nations en fait de commerce et de navigation qui ne devienne aussitôt commune à l'autre partie.

Or, ce fut cette clause dont l'interprétation appliquée à la position spéciale de la Statira, entraîna la confiscation de la térébenthine et du goudron, attendu, est-il dit dans l'arrêt du tribunal, que, dans un traité postérieur à celui de 1778, les États-Unis avaient consenti (ainsi que le déclarait un arrêté du

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deux articles comme contrebande de guerre.

La décision du tribunal des prises ordonna, le 6 thermidor an VIII (26 juillet 1800), la main-levée de la Statira, en adjugeant la térébenthine et le goudron au corsaire recapteur.

La main-levée donnée de la Statira était chose juste; le nonconfiscation du goudron et de la térébenthine eût été tout aussi juste, car l'affirmation résultant de l'arrêté du Directoire du 12 ventose an V, reposait sur un fait faux, par suite d'un malentendu que nous ne saurions expliquer, ou par suite d'informations erronées; il n'existe de traités entre les États-Unis et la GrandeBretagne, antérieurs à l'an V, que celui de 1783 pour la reconnaissance de l'indépendance et la fixation des limites; celui de 1794, pour le commerce et la navigation, lequel, dans la série · des articles de contrebande place la poix ou résine, mais non le goudron ni la térébenthine; enfin, le traité de 1796, qui explique divers articles du traité de 1794 concernant les peuplades indiennes. Les traités conclus par les États-Unis avec la Hollande, en 1782, la Suède, en 1783, la Prusse, en 1785, l'Espagne, en 1795, n'ont pas inscrit, non plus, ces deux articles au nombre des marchandises de contrebande de guerre.

Le fait eût-il été vrai, qu'on ne comprendrait pas encore que l'article 2 du traité de 1778 ait pu être interprété comme il l'a été; aurait-on pu sérieusement considérer comme une faveur commerciale et de navigation accordée à une autre nation, et dont la France était en droit de réclamer le bénéfice pour son propre commerce, l'insertion qui aurait été faite par les États-Unis, dans un traité avec une nation quelconque, parmi les articles de contrebande de guerre, de la térébenthine et du goudron ?

C'est à tort que le Directoire a donné l'assurance qu'un traité signé par les États-Unis, depuis l'année 1778 jusqu'en juillet de l'année 1800 (thermidor an VIII), reconnaissait le térébenthine et le goudron comme contrebande de guerre.

C'est à tort que, dans la conviction même où s'est trouvé le Directoire, on a interprété, comme on l'a fait, l'art. 2 du traité de 1778.

C'est à tort, enfin, que l'on a ordonné la confiscation de marchandises que les traités conclus entre la France et les États-Unis n'ont pas réputées contrebande de guerre.

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