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à croire, disons-nous, qu'elle ne souffrirait pas que la dignité consulaire fut ouvertement, scandaleusement outragée dans sa personne. C'était un vain espoir; rien n'a été respecté ; notre consul s'est vu provisoirement condamné à la prison pour y attendre un jugement, d'après les déclarations des témoins à charge, sans que ceux à décharge eussent été entendus.

<< Considérant ce mandat d'arrêt comme illégal, M. Barrot résolut de ne pas y obtempérer, malgré les périls auxquels cette résolution l'exposait. Averti qu'il serait mis à exécution par la force armée, il prit le parti d'abandonner son consulat, et convoqua quelques-uns d'entre nous pour procéder à l'inventaire de ses meubles et effets; il nous déclara qu'il demanderait ses passeports, et s'ils lui étaient refusés, qu'il se rendrait à bord de la goëlette de guerre la Topaze qui se trouve en ce moment sur notre rade. Nous applaudimes à cette résolution digne de son caractère public et privé, et nous fûmes appeler un notaire pour faire l'inventaire. Nous y procédions, lorsqu'un alcade de la classe la plus inférieure vint signifier à M. Barrot l'ordre de se rendre en prison ; le consul refusa de s'y soumettre la sortie de l'alcade au milieu des groupes déjà rassemblés autour du consulat, produisit une certaine fermentation; le notaire effrayé demanda à se retirer, et il fut impossible de continuer l'inventaire.

« M. Barrot écrivit à l'instant même au gouverneur pour lui demander ses passeports dans une heure de délai, et chargea l'un de nous d'aller porter cette lettre. Le gouverneur se refusait de répondre par écrit; sur les représentations énergiques qui lui furent faites, il répondit enfin en refusant les passeports.

<< Alors M. le commandant Gilbert, de la Topaze, se rendit chez le gouverneur, et, dans les termes les plus fermes, lui déclara que la personne du consul était sacrée pour lui; qu'il connaissait l'infamie de la procédure qui avait été suivie contre lui; qu'il accompagnerait le consul à son bord et qu'une fois là il saurait faire respecter son pavillon, quelle que fut la faiblesse de son bâtiment. La conduite de cet officier, en ce moment, est digne des plus grands éloges; il s'est toujours montré le même dans la scène affreuse que nous allons décrire et dont il a constamment été acteur et témoin. Il revint rendre compte au consul de sa visite au gouverneur ; alors le moment était arrivé où la noble détermination de M. Barrot devait être exécutée; il se revêtit de son uni-forme, et, s'exposant aux plus grands dangers pour soutenir l'honneur français qu'il représentait, il sortit, donnant le bras au capitaine de la Topaze, accompagné des consuls de la Grande-Bretagne et des ÉtatsUnis, qui ont été constamment près de lui. Nous le suivions, et, comme lui, nous connaissions ses dangers et les nôtres.

<< Une populace furieuse et dégoûtante qu'aucune autorité ne contenait, le suivait et bordait les rues; parmi elle, des hommes appartenant à une classe plus élevée l'excitait, et déjà des cris de: A la carcel! que no se embarque! se faisaient entendre. Indifférent aux clameurs de la multitude, M. Barrot marchait impassible, et déjà il arrivait aux portes de la ville lorsque, s'élançant avec impétuosité, quelques individus le

devancent et viennent parler à l'officier du poste. Sans réfléchir un instant sur la violation de ses devoirs qu'il allait commettre, cet homme fit fermer les portes et refusa le passage au consul. Voyant la foule exaspérée, M. Barrot lui demanda une garde pour le conduire chez lui et le protéger ainsi que ses amis contre la populace amentée; il l'accorda; mais cette garde ne devait servir qu'à commettre un attentat plus grand encore !

« Le consul revint chez lui; les cris les plus affreux se firent entendre: Mata le! que muera! et la foule s'armait de pierres et de bâlons.

«< Arrivé à sa porte, le consul voulut entrer; mais les soldats avaient reçu des ordres d'un officier, frère de l'alcade Alandete; ils empêchèrent le consul d'entrer chez lui. La résistance était vaine: elle pouvait entraîner la mort du consul, du brave commandant Gilbert, et de tous les amis et compatriotes qui l'entouraient. S'abandonnant sans crainte au péril plus grand qui l'attendait, le consul se résigna à la violence qu'on lui faisait, et, pour éviter de grands malheurs, prit le chemin de la prison où le poussait la multitude insurgée. Les cris devinrent plus forcenés, et la populace, armée de pierres, menaçait à chaque instant sa vie ; une seule lancée, et le signe de l'honneur placé sur sa poitrine, son uniforme, rien n'était respecté ; tout était violé à la fois ; il périssait ! et nous tous qui l'entourions, avec lui!

« Enfin, M. Barrot arriva à la prison, où il est maintenant enfermé à côté des assassins du colonel Woodbine. Nul ordre n'était donné pour l'y recevoir; il n'y fut pas moins écroué, et illégalement écroué, d'après les lois du pays et sans observer les formalités d'usage.

<< Voilà les faits, et nous le déclarons, Monsieur le Duc, chacun de nous en a été témoin.

« V. E. nous demandera peut-être où était l'autorité? Elle n'a paru nulle part, elle a laissé tout faire au peuple insurgé; les alcades de quartier, chargés de la police de la ville, sont tous restés dans leur maison, d'où ils voyaient ce qui se passait. Leur indifférence dans une circonstance aussi grave nous induit à soupçonner qu'ils approuvaient la conduite des agitateurs. L'autorité militaire, que leur devoir était de prévenir, n'a point été avertie et par conséquent ne s'est point présentée. V. E. nous demandera encore: n'était-ce qu'une vile populace qui se livrait à ces excès? Non, Monsieur le Duc; dans ses rangs se trouvaient des hommes influents par leur position sociale: on y vit même un conseiller municipal une pierre à la main et vociférant. Ces hommes, nous les nommerons au jour de la réparation, à ceux qui seront chargés de nous l'obtenir.

<< Depuis longtemps, Monsieur le Duc, nous nous trouvions dans ce pays en butte à de continuelles vexations, auxquelles, faute d'un consul, nous étions souvent obligés de nous soumettre. Le gouvernement du Roi nous l'envoya, et alors nous crûmes à une protection efficace. M. Barrot arriva; nul mieux que lui ne pouvait nous assurer la sécurité dont nous avions besoin, attendu qu'un long séjour dans l'Amérique du Sud lui donnait une connaissance exacte du caractère et

des mœurs des habitants de ces contrées, avantage qui lui donnait une grande facilité de se concilier leur bienveillance et leur amitié.

« Eh bien ! lui aussi devait subir les conséquences de la prévention nationale contre l'étranger; il a été outragé à la première occasion qui s'est présentée, et notre protecteur est maintenant dans un cachot.

« Que deviendrons-nous? Notre consul vous dit les périls qu'il redoute pour nous; ils ne sont que trop réels, et les faits que nous exposons à V. E. en donnent la mesure. Mais en faisant appel au gouvernement du Roi, à vous, Monsieur le Duc, nous sommes convaincus que la protection de la France ne se fera pas attendre et c'est avec confiance que nous l'implorons.

<«< Si nos espérances étaient deçues, si nous restions abandonnés à cette force brutale qui nous a menacés et qui peut nous menacer encore parcequ'elle nous croit faibles et délaissés, nos signatures au bas de cette lettre seraient peut être un arrêt de mort.

« Nous avons l'honneur, etc. >>

Aussitôt que le gouvernement français fut informé, par les rapports du consul du roi, de ce qui s'était passé à Carthagène, il fit partir M. le contre-amiral baron de Mackau.

Cet officier général arriva devant Carthagène le 3 décembre 1833. Toutes les informations qu'il prit confirmèrent les rapports qui avaient été adressés au gouvernement. Il en donna connaissance au ministère et se rendit à la Martinique pour y attendre ses déterminations ultérieures.

Le 14 juillet 1834, une convention fut signée à Paris entre le vice-amiral comte de Rigny, alors ministre secrétaire d'État au département des affaires étrangères, et M. le comte Gomès, chargé d'affaires à Paris de la république de la Nouvelle-Grenade pour régler la nature des réparations qui seraient faites.

La frégate l'Astrée partit le 6 septembre de la Martinique pour porter à Carthagène la convention diplomatique signée à Paris, afin que les ratifications ou le refus du gouvernement central de Bogota y fussent connus avant l'arrivée de la division navale commandée par M. le contre-amiral de Mackau.

M. le contre-amiral baron de Mackau quitta la Martinique, avec M. Adolphe Barrot, le 28 septembre; sa division navale qui arriva devant Carthagène vingt jours après la frégate l'Astrée, se composait de la frégate l'Attalante, commandée par M. de Villeneuve, capitaine de vaisseau, la corvette la Nuïade, commandant Letourneur, la corvette l'Héroïne, commandant de Courville, le brig l'Endymion, commandant Lavaud.

L'Attalante et l'Endymion entrèrent les premiers dans la baie de Carthagène, après avoir fait branle bas de combat, dans le

cas où les forts qui en gardent l'entrée eussent voulu s'opposer à leur arrivée dans le port; mais ils ne fut fait, du côté de la terre, aucune démonstration hostile.

Le gouvernement de la Nouvelle-Grenade, qui avait déjà destitué le gouverneur, le colonel Vesga, s'était empressé de faire connaître qu'il avait donné son approbation à la convention du 44 juillet. Le courrier de Bogota, qui arriva à Carthagène le 20 octobre, en apporta l'avis aux autorités.

Dans la soirée du même jour, M. le contre-amiral de Mackau et M. Barrot vinrent à terre, incognito, et eurent, dans une maison tierce, une entrevue avec le nouveau gouverneur, dans le but de s'entendre sur l'exécution des clauses de la convention; quelques difficultés, soulevées par le gouverneur, et repoussées par le langage poli mais ferme de l'amiral, n'eurent pas de suite, et toutes choses furent réglées pour le lendemain.

Le 21 octobre, tous les officiers de la division étaient réunis à bord de l'Attalante, lorsque le gouverneur, suivi des principales autorités de Carthagène, se présenta; il fut reçu à l'échelle par les commandants de la division, et conduit à l'amiral qui était resté, avec M. Barrot, sur le gaillard d'arrière.

On descendit dans l'appartement de l'amiral, où toutes les portes et les fenêtres avaient été enlevées afin que l'équipage put assister à la cérémonie qui se préparait : une députation de Français s'y trouvait réunie. Le gouverneur fit, d'une voix émue, au nom de son gouvernement, des excuses à M. Barrot sur ce qui s'était passé à Carthagène dans les mois de juillet et d'août 1833.

M. de Mackau répondit à l'allocution du gouverneur par un discours énergique, digne et convenable, et donna, ainsi que M. Barrot, la main au gouverneur en signe de réconciliation.

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A son départ, le gouverneur fut salué de treize coups de canon. Une heure après, l'amiral, M. Barrot, tous les commandants et environ trente officiers de la division se rendirent à terre, une garde d'honneur les attendaient sous les portes de la ville. Ils s'acheminèrent lentement vers la maison consulaire accompagnés de cette même populace qui, quinze mois avant, poursuivait le consul de France de ses cris de mort, et qui actuellement le saluait de ses acclamations.

Qui donc a pu dire et faire admettre le dicton latin «< Vox populi, vox Dei » ? Celui-là niait ou ignorait l'immuabilité de Dieu, qui a pu penser que les pensées de la multitude, mobiles et changeantes comme les flots de l'Océan, étaient celles de Dieu même ; l'affection ou la colère des masses, les ovations qui sont les ré

sultats de leur enthousiasme du moment, ou leurs jugements d'ostracisme n'ont pas plus de fixité et de solidité que les vagues de la mer flux et reflux incessant de popularité, ivresse qui s'accroit par les cris, exagérée dans ses démonstrations quand la foule est dans de bonnes dispositions, plus exagérée encore par ses excès cruels et sanguinaires, quand elle a été excitée au mal, au désordre, au crime par des meneurs qui savent enflammer ses mauvaises passions par des mots qui agissent comme des talismans sur les imaginations liberté, égalité, fraternité, indépendance, haine de l'étranger, tyrannie, abus d'autorité, etc. etc.

et c'est quand on voit la mobilité des masses, enthousiastes avec excès, cruelles avec excès, selon les passions surexcitées du moment, qu'on oserait dire encore que la voix du peuple est la voix de Dieu !

Tous les Français étaient réunis à la maison consulaire lorsque M. Barrot y arriva; tous les étrangers y vinrent également le pavillon tricolore y fut arboré immédiatement et salué de vingt un coups de canon par les forts de Carthagène.

L'amiral, M. Barrot et la plus grande partie des officiers de la division furent ensuite faire une visite au gouverneur.

Lorsque M. de Mackau quitta Carthagène, le 1er novembre, il laissa dans le port le brig l'Endymion, avec mission d'y rester jusqu'au 31 décembre; cette précaution était sage, mais elle devint inutile; depuis lors, et jusqu'au moment où M. Barrot a quitté la Nouvelle-Grenade pour retourner en France, le 25 juin 1835, il n'a eu qu'à se louer de la conduite et des égards des autorités et de la population.

§ 17.

Arrestation du consul de France à San-Francisco.

Dans l'article qui va suivre nous verrons les autorités américaines de San-Francisco commettre, en 1854, un double attentat contre le droit des gens et le droit conventionnel international.

Nous nous bornerons à signaler le premier de ces attentats; le second fera plus particulièrement l'objet de ce paragraphe.

Le consul mexicain à San-Francisco, M. Luis de Valle, fut soupçonné par l'autorité locale d'avoir fait des enrôlements militaires pour le compte du général Santa-Anna 1); s'il n'avait pas le droit d'agir ainsi, il fallait instruire son gouvernement de sa conduite, suspendre même au besoin les effets de son exéquatur ;

1) Voir note XII du second volume.

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