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CHAPITRE XII.

Rivalité de Mahmoud-pacha et de Midhat-pacha. Instabilité du gouvernement. Code civil. - Vente des « Vakoufs ».

Mahmoud-pacha personnifiait dans le gouvernement l'esprit de conservation et surtout l'absolutisme impérial que la mort d'Ali-pacha avait laissé sans contrepoids et sans direction. Il existait entre son administration et les partisans du progrès une rivalité sourde qui ne pouvait manquer d'éclater un jour, car la confiance publique commençait à s'éloigner de l'homme médiocre auquel Abdul Aziz avait confié le grand vizirat pour accomplir avec son aide le changement successoral dont il n'avait pas abandonné l'idée.

L'on se souvient peut-être qu'après sa retraite en 1841, Reschid-pacha, en mission à l'étranger, se faisait rendre compte par ses confidents de tous les incidents de la politique quotidienne et qu'au moment psychologique marqué par ces rapports intimes, il provoqua son rappel et imposa pour ainsi dire au Sultan sa rentrée aux affaires.

Midhat-pacha qui en 1872 était relégué à Bagdad et qui avait aussi, comme le grand ministre d'Abdul Medjid, l’auréole d'un exil immérité, Midhat qui du fond de la Syrie surveillait en argus par les yeux de ses nombreux amis les agissements de ses détracteurs et les fluctuations du sentiment populaire, mit en œuvre le procédé du maître et atteignit les mêmes fins. Dans le cours de l'itinéraire qui

devait le ramener à Constantinople, Mahmoud essaya vainement de le faire retenir à Angora. Midhat sollicita et obtint une audience du souverain et peu après il fut nommé grand-vizir. C'était un coup de théâtre, une évolution brusque dont le sens n'échappait à personne; la réforme avait eu souvent de pareilles alternatives. Pour l'heure, elle semblait triompher et, phénomène bien fait pour surprendre si l'on se reporte à quelques mois en arrière, des manifestations publiques célébrèrent la victoire du délaissé qui représentait le Tanzimât. Il y eut, surtout dans la population non-musulmane, comme un déchaînement de sympathies pour celui qui allait rendre la Turquie moderne à ses affinités naturelles en revivifiant son union avec les puissances qui avaient plus particulièrement coopéré à sa régénération intérieure. L'on aurait dit que l'Empire, un moment dévoyé par les défaites françaises, retrouvait sa route et recherchait la main déjà plus ferme qui l'y avait longtemps menée.

Ce n'était hélas! qu'une illusion et la Roche Tarpéienne devait bientôt s'offrir à celui qui venait de monter au Capitole. Trois semaines après sa réintégration, Midhatpacha, dont la popularité s'était vite obscurcie, était précipité du siège viziriel et faisait place à un ministre transitoire qui devait sans doute préparer le retour de son adversaire.

Mahmoud-pacha cependant ne profita point d'une déchéance que l'on attribuait à tort ou à raison à l'action combinée de la Russie et de l'Allemagne. Midhat-pacha lui-même reprit quelque faveur et fut appelé à la justice. D'autres changements suivirent cette apparente réparation sans qu'il fut possible d'en déméler nettement la portée et

le but. Les hommes d'État qui constituaient alors le fonds disponible, défilèrent successivement à la Porte comme les personnages de quelque drame fantastique et les chefslieux de province et le palais même furent gratifiés de ce spectacle que l'on put comparer à une danse de SaintGuy (1).

L'extravagance d'Abdul Aziz, touchait à la folie; l'on parlait vaguement d'une régence. La presse russe qui suivait avec attention les écarts du gouvernement turc comme ceux d'un vaisseau en dérive, répétait à l'unisson que la Turquie allait périr et la question d'Orient semblait devoir renaître dans les conseils des puissances occidentales absorbées jusqu'alors par leurs propres soucis.

Le Tanzimât, on le conçoit sans peine, ne pouvait qu'être rélégué à l'arrière plan au milieu de cette confusion des hommes et des choses qui n'étaient, en somme, que l'effet direct d'un despotisme sans frein et sans boussole.

En parcourant les notes recueillies dans le cours des années 1873 et 1874, je ne découvre guères que deux faits saillants qui intéressent cette histoire.

Si l'esprit n'était point aux réformes, si la vie semblait comme suspendue dans l'organisme gouvernemental, l'appareil bureaucratique n'en fonctionnait pas moins sous une impulsion donnée, fournissant une certaine somme de travail utile et relativement méritoire.

C'est à cette activité en quelque sorte latente que la Turquie doit son premier Code civil.

J'ai dit à propos de l'institution de la haute Cour de

(1) L'on calcula à cette époque qu'en moyenne chaque province avait changé trois fois de gouverneur depuis la mort d'Ali-pacha.

justice qu'une Commission spéciale avait été chargée de la rédaction d'un Code civil à l'usage des tribunaux règlementaires ou Nizamiyès. C'était la partie essentielle de la tâche qui avait pour but d'adapter la législation ottomane aux exigences modernes, c'est-à-dire de dégager l'ancienne loi de la morale et des prescriptions religieuses avec lesquelles elle se confondait et de lui donner les développements pratiques que commandait un état social de moins en moins rudimentaire.

On avait d'abord songé à la sanction dont le Cheri était dépourvu et à laquelle suppléaient la conscience du vrai croyant et son respect inné d'un droit qui ne faisait qu'un avec le dogme. C'est ainsi que fut promulgué en premier lieu le Code pénal de 1840 (1). Puis les relations commerciales ayant pris plus d'extension, l'on se vit dans le cas de régler d'urgence et à titre exceptionnel certaines matières qui n'étaient pas prévues par le Cheri'iat, telles que celles des faillites et des lettres de change et l'on fut amené ainsi à rédiger en 1850 un Code de commerce que l'on emprunta d'ailleurs à la législation française généralement observée dans le Levant.

Il restait une grande lacune à combler. Ce qui tenait lieu de Code civil consistait en lois et règlements publiés à des époques différentes du Tanzimât, compilation aussi confuse qu'insuffisante qui nécessitait souvent un recours au droit sacré et notamment à la partie de ce droit relative aux transactions en général. Or, suivant une expression familière aux jurisconsultes ottomans, la jurisprudence sacrée ressemble à une mer immense au fond de

(1) I, 40.

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