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Les journaux de Constantinople, plus hardis de ton malgré la loi draconienne qui régissait la presse, se livraient sur ce thème aux plus ardentes polémiques. L'organe des vieux turcs, le Bassiret, sans rejeter la création d'un Conseil national, entendait réduire ses attributions à l'examen des seules questions de finance et de travaux publics. Les chrétiens ne devaient point faire partie de l'armée au même titre que les musulmans; les hauts emplois administratifs, tels que ceux de ministres et de gouverneurs de province, ne pouvaient leur être dévolus, car ils deviendraient les plus forts et ce serait duperie que de compter sur leur gratitude et sur leur fidélité.

A cet aveu naïf et à ces réserves cyniques qui semblaient exclure comme non avenu le principe d'égalité inscrit dans le Halli-Humayoun, les Jeunes Turcs répondaient par la voix du Vakeut:

«Vos conseils, s'ils étaient suivis, conduiraient l'État à l'abîme. Le système de compression a fait son temps; il est inconciliable avec le sentiment intime des sociétés civilisées au milieu desquelles vous prétendez vous maintenir. Pour former de la Turquie une grande et forte nation, il faut admettre tous les sujets du Sultan à l'égalité des droits et des devoirs et la loi religieuse ne s'oppose pas à cette émancipation. >>

« Vous êtes dans l'erreur, répliquait le Bassiret, le Cheri n'a pas la tolérance que vous lui prêtez. Adopter vos vues serait détruire le Califat et l'Islam; or l'Islam a fait notre force; il ne doit pas être atteint dans son essence par de lâches compromis. >>

Ainsi s'accentuait le conflit qui devait aboutir à la promotion de Midhat-pacha au grand-vizirat ou à sa retraite.

Midhat était en effet devenu l'homme important du moment, comme autrefois les Reschid, les Ali et les Fuad et le sort de l'empire semblait devoir dépendre de son triomphe ou de sa chûte.

Mourad, moins ombrageux que son prédécesseur, mais tout aussi incapable que lui, paraissait plus favorable aux partisans de Midhat-pacha qu'à ses détracteurs. Son rôle était d'ailleurs absolument nul; il courbait la tête sous la tutelle de ses ministres qui, d'accord du moins en ce point, s'appliquaient à lui rendre de plus en plus lourd le poids de la reconnaissance.

Un jour le bruit se répandit et de hauts fonctionnaires confirmèrent que le jeune Sultan était physiquement et moralement malade et qu'il ne prenait qu'une part illusoire au gouvernement. L'on apprit bientôt qu'un Fetva du Scheik-Ul-Islam l'avait déclaré inapte à l'empire en lui désignant pour successeur son frère Abdul-Hamid. Celui-ci monta sur le trône le 31 août 1876.

La Porte en ce moment essuyait plus d'un assaut et le Divan faisait appel à toutes les ressources du patriotisme musulman (1). Pendant le règne éphémère de Mourad, la Servie et le Monténégro étaient entrés en campagne et la guerre sainte avait été proclamée contre les infidèles. Un grand élan s'était emparé de l'armée de l'Islam qui avait refoulé jusque sur leurs frontières les troupes des princes Milan et Nicolas. Ceux-ci, menacés sur leurs propres territoires, avaient réclamé la médiation de l'Angleterre et

(1) Je dois expliquer ici le sens d'une expression dont je me suis servi plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage. Pour le musulman je patriotisme c'est la fidélité à l'Islam; ce n'est pas à proprement parler l'amour du pays, le dévouement à l'intérêt public.

de l'Autriche sur la base du statu quo ante bellum, prétention que le gouvernement turc avait dédaigneusement repoussée en ce qui concerne la Servie, déjà partiellement occupée par le corps d'Achmet Eyub-pacha.

Tandis que l'Angleterre négociait à Constantinople un arrangement qui, tout en sauvegardant l'intégrité des deux principautés belligérantes, aurait garanti à la Bosnie et à . l'Herzégovine une certaine autonomie locale, la diplomatie russe semblait s'ingénier à rendre toute entente impossible. Déférant au vœu des puissances occidentales, la Porte s'était déclarée prête à consentir un armistice de six mois; le gouvernement du Czar repoussa cette proposition, tout en exigeant que les hostilités fussent suspendues sous les murs d'Alexinatz. Il voulait la guerre ; telle était du moins la conviction de lord Derby et celle de l'ambassadeur de la reine à Constantinople. La Russie réclamait d'ailleurs du Sultan des gages de soumission qui auraient livré la plus grande partie de ses États à l'occupation étrangère. D'après son plan de prétendue pacification, des flottes combinées seraient entrées dans le Bosphore; une armée russe se serait établie en Bulgarie et l'Autriche-Hongrie aurait pris provisoirement possession de la Bosnie et de l'Herzégovine. Ces mesures d'exécution sommaire auraient. été complétées par l'envoi d'une commission européenne au siège même de l'Empire.

Cette dernière exigence était la seule sur laquelle l'accord paraissait devoir s'établir entre les divers cabinets.

CHAPITRE XVII.

Constitution ottomane.

La crise au milieu de laquelle se débattait la Turquie, était arrivée à la période aiguë. Quels secours pouvait-on espérer des Hatts et des Iradés, fussent-ils jurés par le Prophète et par les quatre Livres envoyés du ciel? On ne s'y fiait plus; c'était aux yeux de tous des titres émis par un débiteur insolvable.

Et cependant fallait-il abandonner à l'étranger le soin de réaliser les garanties que le pouvoir musulman était jugé incapable d'offrir lui-même ? Un dernier effort ne devait-il être tenté pour échapper au contrôle humiliant qui menaçait le calife-roi d'une véritable déchéance ?

Les conseillers d'Abdul-Hamid se posaient ces graves questions avec le sentiment d'un péril suprême qui rappelait à leur mémoire la situation presque désespérée de l'Empire au premiers temps du Tanzimât. Comme sous Mahmoud, se disaient-ils, il y avait urgence à apaiser l'Europe par un signe éclatant d'énergie et de vitalité nationales et le gouvernement turc devait entreprendre de résoudre seul le problème de son salut.

Ainsi fut résolu, dans un moment où l'autorité souveraine était arrivée au dernier terme de l'impuissance et du discrédit, l'essai d'une charte constitutionnelle qui devait placer les droits si souvent reconnus aux peuples ottomans sous la sauvegarde d'une assemblée populaire.

Une commission ad hoc, présidée par Server-pacha et >

formée de seize fonctionnaires civils dont trois sous-secrétaires d'État chrétiens, de dix ulémas et de deux fériks, se réunit à la Porte pour arrêter les bases d'un nouveau statut de l'Empire. La plupart de ces commissaires étaient acquis aux idées libérales et se trouvaient en communauté d'opinions avec les principaux hommes d'État qui, tels que les Midhat, les Fazyl, représentaient alors avec autorité les aspirations de la Jeune Turquie.

Le principe de la limitation des pouvoirs du Sultan, celui que le général Khereddine s'était particulièrement appliqué à défendre en 1868, ne souleva aucune objection et fut inscrit de prime abord en tête du programme des « réformes nécessaires ». Mais lorsque la discussion porta sur la composition de l'assemblée élective à laquelle serait déléguée une partie des attributions exercées jusqu'alors par le chef de l'État, les voix se partagèrent. Le groupe des ulémas se prononça contre l'admission des chrétiens, comme si le Hatti-Humayoun n'avait pas proclamé vingt ans auparavant l'égalité civile et politique de tous les sujets ottomans. Cette opposition insensée ne résista pas toutefois devant le vote adhésif du Scheik-Ul-Islam gagné sur ce point à l'avis de la majorité.

Lorsque le travail de la commission fut assez avancé pour que l'on put en prévoir la clôture prochaine, le Divan crut devoir en informer les cabinets étrangers qui venaient justement de se concerter au sujet de l'envoi d'une commission européenne à Constantinople.

« Il y a dix ans, dit Safvet-pacha dans une circulaire adressée aux ambassadeurs le 12 octobre 1876, l'organisation donnée aux vilayets vint consacrer pour la première fois le principe de la participation des citoyens aux affaires

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