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CHAPITRE IV.

Politique libérale d'Abdul-Aziz.—Mort de Fuad-pacha.

Le gouvernement turc suivait docilement l'impulsion des puissances occidentales, ne réclamant d'elles que les apparences de l'initiative comme aux temps des préliminaires du Hatti-Humayoun de 1856. Pour caractériser son zèle à cette époque du Tanzimât, l'on pourrait constater qu'il recherchait les conseils secrets et les applaudissements publics de ses alliés et amis. « Soufflez-nous, disait Fuadpacha aux ambassadeurs, mais laissez-nous le théâtre et les rôles à remplir. »

Le Sultan lui-même, énivré par les hommages que lui avait valus la création du conseil d'Etat « cet honneur de son règne », comme on le lui répétait souvent, semblait s'identifier avec ses ministres dans leur tâche quotidienne, souscrivant à toutes les mesures qui lui étaient suggérées. L'adulation populaire l'avait métamorphosé.

Il s'était prêté à la nomination d'un ministre chrétien dans la personne de l'arménien Agathon-Effendi, concession qui, aux yeux des vieux turcs, portait une grave atteinte au privilège politique du pouvoir musulman. On soupçonnait même Abdul-Aziz de vouloir rompre avec l'ancienne coutume du Cafèsse (1), en donnant à son fils Izeddin une éducation à l'européenne et à en croire les demi-confidences

(1) Le mot Cafèsse (Käffig) exprime l'état de réclusion dans lequel sont maintenus les princes impériaux.

de ses familiers, il s'était adressé directement à l'empereur Napoléon III pour qu'il lui désignât un gouverneur de son choix. Ce bruit, que je recueille ici comme l'indice des tendances du jour, prit plus de consistance lorsque l'on sut que le Sultan avait résolu de ménager sa succession à son fils aîné.

L'on n'ignore pas qu'en Turquie le trône devenu vacant appartient au plus âgé des membres de la famille impériale et que les enfants du souverain régnant peuvent ainsi en être exclus. Abdul-Aziz lui-même avait hérité du pouvoir après son frère Abdul-Medjid, au lieu de Mourad, fils de ce dernier. Cette loi, qui date de la mort d'Achmet Ier, et qui a surtout pour but de préserver l'Etat des inconvénients des minorités et des régences, s'explique aussi par la nature mixte de la dignité souveraine. Le Sultan n'est pas seulement prince temporel, il est en même temps pontife suprême et il serait aussi difficile pour les musulmans de reconnaître un Padischah mineur, que pour les catholiques d'obéir et de croire à un Pape enfant.

En Egypte, d'ordre de primogéniture masculine a pu être établi sans blesser la tradition, le khédive n'exerçant pas l'autorité religieuse.

Déjà Mustapha III avait voulu réserver le trône à son fils au détriment de son propre frère, Abdul-Hamid. Mais à sa mort Selim III n'avait que 14 ans et il eut fallu instituer une régence, c'est-à-dire s'exposer, comme sous Mohammed IV, par exemple, à toutes les incertitudes d'un gouvernement que repoussait le sentiment national (1).

(1) Sous Mohammed IV, le dernier Sultan mineur, le grand vizirat avait changé quatorze fois de mains.

Abdul-Aziz comprit sans doute que les résistances ne lui seraient point épargnées, s'il donnait suite à son projet. Le Hatti-Cherif qu'il méditait, en suscitant des prétendants, eût peut-être déchaîné la guerre civile dans le camp islamique et comme l'État était alors en pleine crise de réformes, ses ennemis n'auraient rien pu lui souhaiter de pire.

L'on sut gré à Abdul-Aziz d'un renoncement qui avait toute l'apparence d'un détachement de cœur et par conséquent d'un sacrifice personnel à l'intérêt public. Sa sagesse cependant n'était pas aussi méritoire qu'on se l'imaginait ; elle avait fait germer un ancien levain de haine contre celui qui en était le véritable inspirateur et dont le palais supportait impatiemment l'autorité. Fuad-pacha avait déjà indisposé son maître à l'époque de son voyage en Europe, par

les directions journalières qu'il croyait devoir lui donner dans ce milieu nouveau. Après l'affaire de la succession, il sentit tout le poids d'une aversion longtemps contenue. Abdul-Aziz eut pour lui des procédés durs et agressifs qui l'émurent profondément. Quoiqu'il n'y ait aucun rapprochement à établir entre Louis XIV et le souverain rude et inculte qui régnait sur les rives du Bosphore, Fuad-pacha, déjà atteint au cœur, sentit son affection grandir sous l'action du mal dont mourut Racine. Il avait toujours cherché au palais, sans l'obtenir, cette bienveillance qu'il possédait lui-même, qu'il savait gagner dans ses rapports avec ses collaborateurs et dont le charme n'avait pas été sans influence sur la diplomatie pendant les vingt dernières années.

Remplacé à titre intérimaire par Safvet-pacha, il partit au mois d'octobre de l'année 1868 pour Naples, où il mourut quelques mois après.

Cet événement fut généralement considéré comme plus funeste à l'empire que la perte d'une province; il enlevait à Ali-pacha la moitié de sa force. Les deux ministres se complétaient l'un l'autre. Fuad avait l'énergie et l'esprit entreprenant qui manquaient à son éminent collègue. Il était plus libre de préjugés et plus fertile en ressources. Tout ce qui s'était fait d'utile depuis la guerre de Crimée avait porté l'empreinte de cette intelligence d'élite, et la réforme perdait en lui son champion le plus résolu.

Lui trouverait-on parmi les jeunes fonctionnaires élevés à son école un successeur digne de lui? L'on prononçait le nom de Midhat-pacha comme celui du personnage que le parti libéral avait mis le plus en vue. Midhat s'était imposé à l'attention publique par sa fermeté et par ses aptitudes administratives à partir de l'époque où il avait été chargé d'appliquer en Bulgarie la première loi sur les Vilayets. Depuis qu'il présidait le conseil d'Etat, l'on avait remarqué son activité fiévreuse et il n'était pas de jour où son imagination féconde ne le portât à quelque innovation dans le cercle déjà plus étendu de son initiative officielle. L'on disait bien qu'il n'avait pas reçu cette éducation qui donne les idées générales, qu'il n'aurait jamais la portée, ne possédant pas les connaissances de Fuad-pacha. Mais c'était un homme nouveau et l'on pouvait supposer que les circonstances ne lui avaient pas encore permis de donner sa

mesure.

L'on devait créer un ministère de l'intérieur en dédoublant les attributions qui constituaient jusqu'alors la fonction vizirielle et il avait été question de remettre à Midhatpacha la direction du nouveau département. L'intrigue fit échouer cette combinaison tout indiquée. et non-seulement

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