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confinées dans les montagnes asiatiques ? N'était-il pas à présumer que par des communications journalières et désormais ininterrompues, la Turquie inondée aussi bien des produits de l'industrie que des idées de l'Occident, subirait à la longue une transformation qui en ferait un pays de conquête? En d'autres termes, les musulmans n'étaient-ils pas directement menacés dans leur suprématie et dans leurs possessions traditionnelles par un rapprochement matériel qui ouvrirait leur territoire au commerce universel, en y développant les colonies étrangères? La locomotive lancée de Vienne ou de Pest ne serait-elle pas pour eux comme le cheval de Troie portant dans ses flancs la destruction et la mort?

C'était bien la pensée de certains voisins de la Porte qui s'étaient inscrits depuis longtemps parmi les futurs co-partageants de l'empire d'Osman : « Les chemins de fer vain«< cront la Turquie, me disait en 1869 l'un des membres « de la régence de Servie préposé au département de la «guerre; ils feront plus pour la solution du problème << oriental que les canons rayés. »

Le Tanzimât lui-même n'était-il pas déjà une conquête morale de l'Europe?

CHAPITRE VI.

État économique de l'empire.

Régime fiscal et

financier.

L'on aurait pu croire la Turquie en pleine phase de régénération, si dans cette féconde, mais trop courte période que l'on pourrait appeler la période française du Tanzimât, la situation économique du pays n'avait été de nature à justifier les plus vives appréhensions. Depuis 1860 le désordre des finances impériales n'avait fait que s'aggraver d'année en année et en 1869 le gouvernement se trouvait en présence d'un déficit effrayant. Il n'avait pas été contracté moins de dix emprunts publics amortissables et la dette consolidée s'élevait seule au chiffre énorme de près d'un milliard de francs.

A l'exception des emprunts de 1854, de 1855 et de 1858 destinés surtout à couvrir les frais de la guerre de Crimée, les autres appels au crédit avaient eu pour but de régulariser les excédants de dépenses annuelles, c'est-à-dire de faire face aux découverts constants des budgets. C'était notamment pour répondre à ce besoin qu'avait été conclu un dernier emprunt en 1869; il s'agissait alors, comme précédemment, de rembourser la dette flottante résultant en partie de l'insuffisance normale des recettes et en partie de l'accroissement des dépenses causé par l'expédition de Candie. Les fonds ainsi réalisés avaient été dévorés sans que le passé fut dégagé et l'avenir garanti. Les services

publics restaient en souffrance; les employés étaient à peine payés et les caisses se trouvaient à sec. Tel fut bientôt le désarroi de l'administration que les mandats du Trésor arrivés à échéance ne purent être acquittés et qu'une partie seulement de la dette extérieure fut pourvue.

Ce non paiement de mandats était un fait d'une gravité exceptionnelle, car s'il était un service pour la régularité duquel des efforts et des sacrifices dussent être faits, c'était bien celui du crédit local qui pouvait du moins parer aux exigences les plus impérieuses.

Que devait-il arriver? Les sorties du Trésor ne pouvant être productives, puisqu'elles servaient presque exclusivement à combler les déficits, sans que les recettes suivissent une progression parallèle, c'était la banqueroute inévitable et à bref délai.

Cette perspective de plus en plus certaine troublait singulièrement les hommes bien intentionnés auxquels incombait la responsabilité du gouvernement. Que faire pour prévenir la catastrophe ? L'on songea naturellement à restreindre les dépenses, puis à augmenter les ressources budgétaires; mais dans cette étude des voies et moyens propres à relever la fortune publique, l'essentiel fut négligé, c'est-à-dire la réforme radicale du système des finances et des impôts.

Au nombre des mesures assurément opportunes, mais insuffisantes qui dans les prévisions étroites de la Porte devaient alléger le fardeau de l'État, le Divan proposait en première ligne la diminution temporaire de l'effectif de l'armée et de la marine et la réduction définitive des gros appointements civils et militaires. L'on insistait particulièrement sur cette dernière économie comme étant d'une

réalisation plus facile et d'une nécessité plus évidente. Ce qui manquait aux inférieurs devait en effet se retrouver et au-delà chez les hauts dignitaires dont les traitements dépassaient toute proportion raisonnable. Cette inégalité dans la rémunération des fonctionnaires actifs ne paraissait pas moins choquante dans la distribution des pensions de retraite. Le budget était la proie des parasites; il fallait en éloigner tous les cumuls, toutes les sinécures sans oublier les innombrables scribes et autres employés fainéants et avides qui l'obéraient, véritable fléau du public et déshonneur de l'administration.

Pour l'augmentation des revenus du fisc, la science inventive des économistes officiels ne découvrait pas d'autre expédient qu'une élévation de la dîme de 10 à 15 0/0. C'était vouloir tarir la principale source de la richesse nationale en accablant les populations rurales qui pliaient déjà sous le faix.

Quant à dégager l'agriculture, l'industrie et le commerce des entraves qui en comprimaient l'essor et décourageaient toute initiative, quant à changer l'assiette, le mode de perception, la gestion des contributions générales, les ministres dirigeants, s'ils en avaient la pensée, reculaient devant une tâche ingrate que l'esprit de routine aurait fatalement stérilisée et la routine signifiait aussi bien le pillage ordinaire des deniers publics que le désordre à l'état d'habitude.

Nous touchons ici la plaie vive qui mine l'organisme ottoman et que la réforme n'a pas su guérir. Quelles en sont les causes, la nature propre et se peut-il que le mal ait des racines si profondes qu'il soit sans remède?

La question veut être examinée de près et l'on peut,

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