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GORGIBUS.

Ah! vous y demeurerez, car je vous enfermerai. Je m'en vais à présent chercher votre frère; ne craignez rien, je vous réponds qu'il n'est plus fâche.

SGANARELLE, de la fenêtre.

(Gorgibus sort.)

Ma foi, me voilà attrapé ce coup-là; il n'y a plus moyen de m'en échapper. Le nuage est fort épais, et j'ai bien peur que, s'il vient à crever, il ne grêle sur mon dos force coups de bâton, ou que par quelque ordonnance plus forte que toutes celles des médecins, on ne m'applique tout au moins un cautère royal sur les épaules. Mes affaires vont mal : mais pourquoi se désespérer? puisque j'ai tant fait, poussons la fourbe jusqu'au bout. Oui, oui, il en faut encore sortir, et faire voir que Sganarelle est le roi des fourbes.

SCÈNE XV.

(Sganarelle saute par la fenêtre et s'en va.) GROS-RENÉ, GORGIBUS, SGANARELLE.

GROS-RENÉ.

Ah! ma foi, voilà qui est drôle! comme diable on saute ici par les fenêtres! Il faut que je demeure ici, et que je voie à quoi tout cela aboutira.

GORGIBUS.

Je ne saurois trouver ce médecin; je ne sais où diable il s'est caché. (Apercevant Sganarelle qui revient en habit de médecin.) Mais le voici. Monsieur, ce n'est pas assez d'avoir pardonné à votre frère; je vous prie, pour ma satisfaction, de l'embrasser : il est chez moi, et je vous cherchois partout pour vous prier de faire cet accord en ma présence.

SGANARELLE.

Vous vous moquez, monsieur Gorgibus; n'est-ce pas assez que je lui pardonne? je ne le veux jamais voir.

GORGIBUS.

Mais, monsieur, pour l'amour de moi.

SGANARELLE.

Je ne vous saurois rien refuser : dites-lui qu'il descende. (Pendant que Gorgibus entre dans la maison par la porte, Sganarelle y rentre par la fenêtre.)

GORGIBUS, à la fenêtre.

Voilà votre frère qui vous attend là-bas : il m'a promis qu'il fera tout ce que vous voudrez.

SGANARELLE, à la fenêtre.

Monsieur Gorgibus, je vous prie de le faire venir ici; je vous conjure que ce soit en particulier que je lui demande pardon, parceque sans doute il me feroit cent hontes, cent opprobres devant tout le monde.

(Gorgibus sort de sa maison par la porte, et Sganarelle par la fenêtre.)

GORGIBUS.

Oui-da, je m'en vais lui dire... Monsieur, il dit qu'il est honteux, et qu'il vous prie d'entrer, afin qu'il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer; je vous supplie de ne me pas refuser, et de me donner ce con-tentement.

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SGANARELLE.

Il n'y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction : vous allez entendre de quelle manière je le vais traiter. (A la fenêtre.) Ah! te voilà, coquin. - Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu'il n'y a pas de ma faute. Pilier de débauche, coquin, va, je t'apprendrai à venir avoir la hardiesse d'importuner monsieur Gorgibus, de lui rompre la tête de tes sottises. Monsieur mon frère... Tais-toi, te dis-je. Je ne vous désoblig... Tais-toi, coquin.

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GROS-RENÉ.

Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent?

GORGIBUS.

C'est le médecin et Narcisse son frère; ils avoient quelque différend, et ils font leur accord.

GROS-RENÉ.

Le diable emporte! ils ne sont qu'un.

SGANARELLE, à la fenêtre.

Ivrogne que tu es, je t'apprendrai à vivre. Comme il baisse la vue! il voit bien qu'il a failli, le pendard. Ah! l'hypocrite, comme il fait le bon apôtre !

GROS-RENÉ.

Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu'il fasse mettre son frère à la fenêtre.

GORGIBUS.

Oui-dà... Monsieur le médecin, je vous prie de faire paroître votre frère à la fenêtre,

SGANARELLE, de la fenêtre.

Il est indigne de la vue des gens d'honneur, et puis je ne saurois souffrir auprès de moi.

GORGIBUS.

Monsieur, ne me refusez pas cette grace, après toutes celles que vous m'avez faites.

SGANARELLE, de la fenêtre.

En vérité, monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi, que je ne vous puis rien refuser. Montre-toi, coquin. (Après avoir disparu un moment, il se remontre en habit de valet.} Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. (I) disparoît encore, et reparoît aussitôt en robe de médecin.) Hé bien! avez-vous vu cette image de la débauche?

GROS-RENÉ.

Ma foi, ils ne sont qu'un; et, pour vous le prouver, diteslui un peu que vous les voulez voir ensemble.

GORGIBUS.

Mais faites-moi la grace de le faire paroître avec vous, et de l'embrasser devant moi à la fenêtre.

SGANARELLE, de la fenêtre.

C'est une chose que je refuserois à tout autre qu'à vous; mais, pour vous montrer que je veux tout faire pour l'amour de vous, je m'y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu'il vous demande pardon de toutes les peines qu'il vous a données. Oui, monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de monsieur Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que vous n'aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s'est passé.

(I embrasse son chapeau et sa fraise, qu'il a mis au bout de son coude.)

GORGIBUS.

Hé bien ne les voilà pas tous deux?

GROS-RENÉ.

Ah! par ma foi, il est sorcier.

SGANARELLE, sortant de la maison, en médecin Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends; je n'ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parcequ'il me fait honte; je ne voudrois pas qu'on le vît en ma compagnie, dans la ville où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre serviteur, etc. (Il feint de s'en aller, et, après avoir mis bas sa robe, rentre dans la maison par la fenêtre.)

GORGIBUS.

il faut que j'aille délivrer ce pauvre garçon; en vérité, s'il lui a pardonné, ce n'a pas été sans le bien maltraiter.

(Il entre dans sa maison, et en sort avec Sganarelle en habit de valet.) SGANARELLE.

Monsieur, je vous remercie de la peine que vous avez prise, et de la bonté que vous avez eue; je vous en serai obligé toute ma vie.

GROS-RENÉ.

Où pensez-vous que soit à présent le médecin?

Il s'en est allé.

GORGIBUS.

GROS-RENÉ, qui a ramassé la robe de Sganarelle.

Je le tiens sous mon bras. Voilà le coquin qui faisoit le médecin, et qui vous trompe. Cependant qu'il vous trompe et joue la farce chez vous, Valère et votre fille sont ensemble, qui s'en vont à tous les diables.

GORGIBUS.

Oh! que je suis malheureux! mais tu seras pendu, fourbe, coquin!

SGANARELLE.

Monsieur, qu'allez-vous faire de me pendre? Écoutez un mot, s'il vous plaît; il est vrai que c'est par mon invention que mon maître est avec votre fille; mais, en le servant, je ne vous ai point désobligé : c'est un parti sortable pour elle, tant pour la naissance que pour les biens. Croyez-moi, ne faites point un vacarme qui tourneroit à votre confusion, et envoyez à tous les diables ce coquin-là avec Villebrequin. Mais voici nos amants.

SCÈNE XVI.

VALÈRE, LUCILE, GORGIBUS,
SGANARELLE.

VALÈRE.

Nous nous jetons à vos pieds.

GORGIBUS.

Je vous pardonne, et suis heureusement trompé par Sganarelle, ayant un si brave gendre. Allons tous faire noces, et boire à la santé de toute la compagnie.

FIN DU MÉDECIN VOLANT.

OU

LES CONTRE-TEMPS,

COMÉDIE EN CINQ ACTES,

REPRÉSENTÉE À LYON EN 1653, ET A PARIS EN 1658.

NOTICE.

Molière avait trente et un ans révolus, lorsque, après sept années d'une vie nomade, il vint à Lyon en 1653, et ce fut là qu'il donna au public sa première comédie, celle de l'Étourdi. « Pour ceux qui voudront étudier les développements du génie de Molière, dit avec raison M. Bazin, il faudra se rappeler que cet ouvrage n'est point le début hâtif d'un jeune cerveau, mais l'essai réfléchi d'un talent qui a hésité longtemps à se produire. Du reste, il est impossible d'y rien découvrir qui ait trait aux mœurs du temps, aux événements historiques, à la physionomie particulière d'une époque. La seule moquerie épisodique qu'on en puisse tirer ne s'adresse pas plus loin qu'aux officiers subalternes de justice, avec qui les comédiens de campagne avaient souvent à faire.» La marche de l'Étourdi a été blàmée par les commentateurs et les critiques, comme n'étant pas suffisamment régulière. C'est, a-t-on dit, une espèce de comédie épisodique, composée de plusieurs petites intrigues détachées,

Et chaque acte en sa pièce est une pièce entière.

De plus, on a reproché à Molière l'insignifiance de ses deux rôles de femmes, les longueurs de son dénoûment obscur et romanesque, et surtout d'avoir en quelque sorte effacé le personnage de l'Etourdi, qui devrait tenir le premier rang, devant le personnage du valet Mascarille. Voltaire, tout en sous-entendant ces reproches, leur répond en ces mots :

« Cette pièce est la première comédie que Molière ait donnée à Paris; elle est composée de plusieurs petites intrigues assez indépendantes les unes des autres : c'était le goût du théâtre italien et espagnol qui s'était introduit à Paris. Les comédies n'étaient alors que des tissus d'aventures singulières, où l'on n'avait guère songé à peindre les mœurs; le théâtre n'était point,

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