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courtisans; Francese, Inglese dans la bouche d'une reine florentine ont sans doute contribué au succès de Francès et d'Anglès auprès des femmes de la cour, quoique nous n'ayons pas attendu les Italiens pour former retrécir, et que ces mots étreit, freid, franceis, etc. soient aussi anciens que le dialecte normand lui-même; mais l'Italien destro, dritto ne saurait m'expliquer les formes dret, adret, encore moins rigido, spavento les formes raide, effrai. Il faut absolument pour se rendre compte de la transformation d'oi en ai au XVI° siècle admettre une autre influence que l'Italien, une influence antérieure, et pour moi je considère avant tout cette prédominance du son ai à cette époque, comme issu de la réaction du dialecte Normand contre le dialecte Bourguignon qui, au siècle précédent avait dominé presque exclusivement dans le dialecte de l'Ile-de-France. Je m'appesantis à dessein sur ce sujet, parce que je ne partage point l'opinion de M. Ed. Fournier qui attribue à Malherbe et à Corneille, poètes Normands, une part considérable dans la propagation du son ai-ei ('). Personne n'oserait contester leur influence sur les progrès de la langue; ils n'en eurent aucune, à mes yeux, sur la prononciation; ils la suivirent, sans la devancer jamais.

C'est entre 1620 et 1630 que le son ai atteignit à la cour son apogée. Courval-Sonnet, qui écrivait en 1622, le constate en ces

termes :

Bref, que diray-je plus? Il faut dire il allet,

Je crè, Francès, Anglès, il diset, il parlet.

Et Auvray, l'auteur du Banquet des Muscs, écrivait en 1628, un an avant la représentation de Mélite :

Dire chouse pour chose et courtez pour courtois

Paresse pour paroisse, et Francez pour François

(1) V. Correspondant du 25 février 1867, p. 427. Loin de donner dans les travers de cette prononciation, Corneille se sert constamment de la forme Bourguignonne, harnois, et non harnès, je connoi, et non je connais.

Faire du Simonnet à la porte du Louvre (1)

Sont les perfections dont aujourd'hui se couvre

La noblesse françoise, etc.

Ainsi, quoique déjà ancienne de 100 ans, cette prononciation, déchue de la vogue dont elle avait joui sous Henri III, était considérée alors comme une affectation ridicule, et particulière à la noblesse et aux courtisans. Néanmoins elle se répandit insensiblement dans le peuple. Les gardiens naturels du langage, la partie lettrée de la nation resta fidèle à la vieille langue, au vray son et énergie, selon l'expression de Pasquier, de la diphthongue oi; et la chaire, le barreau, les parlements, et bientôt l'Académie résistèrent à toute espèce d'innovation. De l'obstination contagieuse des uns, de la résistance opiniâtre des autres naquit un double langage. Autour du foyer domestique, dans la conversation familière, on admit peu à peu le son ai. Parlait-on en public, c'était le son oi qu'on préférait. Racine et Boileau, causant entr'eux dans les jardins d'Auteuil, diront comme nous aujourd'hui: Je lisais des vers français. Transportez-les à l'Académie, où dès l'origine règne le respect de la tradition, ils vous diront d'une grande ouverture de bouche: Je lisoais des vers françoais. Jamais, même dans les genres les plus simples, on ne vit plus de différences de style et surtout de prononciation qu'au siècle de Louis XIV entre le langage de la conversation et le langage d'apparat.

Les excentricités de la cour sous Louis XIII n'auraient peutêtre pas réussi à faire passer la diphthongue ai dans tant de mots, d'où elle était jadis exclue en français, sans l'appui que leur prêtèrent et Vaugelas et les Précieuses, chez lesquelles plus d'une fois il alla chercher le mot d'ordre. Confinée à la cour, elle eût peutêtre fini par périr en laissant peu de traces dans la langue, mais adoptée par les Précieuses, par Vaugelas, « parce que, dit celui-ci,

(1) Voir sur le sens de cette expression: Faire du Simonnet l'Intermédiaire des Chercheurs et Curieux du 10 février 1867, col. 81.

la diphthongue ai est incomparablement plus douce et plus délicate que l'autre, » elle descendit de la cour à la ville, passa des rangs de la noblesse au foyer du bourgeois, envahit tout ce que l'on appelait alors honnêtes gehs, hormis les prêtres, l'Académie et les gens de robe, et pénétra enfin dans les dernières couches du peuple. C'est entre 1629, date de la première représentation de Mélite, et 1646, date de la première de Rodogune, qu'elle remporta cette victoire. Elle en abusa en véritable despote; elle poursuivit avec acharnement la diphthongue oi et la chassa d'un grand nombre de mots, « où elle faisait bonne figure. » « Une infinité de gens, écrit Vaugelas, écrit Vaugelas, disent mains pour dire moins, et par conséquent néantmains; je dais, tu dais, il dait pour je dois, tu dois, il doit, ce qui est insupportable. Quelques-uns disent réage pour voyage, ce qui ne se peut souffrir, non plus que réaume pour royaume. » On le voit, c'est l'éternelle lutte du dialecte bourguignon et du normand se disputant la prédominance sur le français.

Heureusement que le sentiment de la mesure était au XVII° siècle dans le langage comme dans la littérature une des qualités dominantes de l'esprit français. Une sorte de niveau entre les deux diphthongues finit par se rétablir. On répudia mains, je dais, véage, réaume et toutes ces expressions normandes qui faisaient moins «< bonne figure » que les expressions rivales tirées du bourgignon. Les noms de peuple en ois, qui avaient reçu le son final ais dans le langage ordinaire, furent conservés avec la prononciation bourguignonne à l'Académie, dans la chaire, au barreau, en poésie :

Durant les premiers ans du Parnasse françois

Le caprice tout seul faisoit toutes les lois.
(Boileau, Art poét., ch. I.)

Et quant aux imparfaits et aux conditionnels, toujours écrits en oi, chacun les prononçait à sa guise, quoique le son ai y régnât plus communément :

Et du foin que leur bouche au râtelier laissoit
De surcroît une mule encor se nourrissoit.

(Boileau, sat. X.)

Lisez ou bien laissait, nourrissait, comme aujourd'hui, ou bien laissouet, nourrissouet, comme on pouvait faire alors. Nous avons vu en effet qu'au témoignage du P. L. Chifflet « bien des gens ne refuyoient pas cette prononciation, » et j'invoquerai encore à l'appui de mon assertion ce passage du Dictionn. Universel de Trévoux, qui, publié en 1704, prouve que le son ouè, dans les syllabes finales des imparfaits et probablement aussi des conditionnels, n'avait point encore, même à cette époque, complétement disparu : « Oi se prononce très souvent comme ai a l'imparfait de l'indicatif : je faisais pour je faisois. »

Quant aux autres mots, tels que froid, étroit, droit, maladroit, etc. on peut en suivre pas à pas la prononciation jusqu'à la fin du XVIII' siècle. Je laisse parler mes auteurs:

1° VAUGELAS, 1647: « Dans toutes les monosyllabes on doit prononcer oi et non ai, excepté froid, droit, je crois, qu'il soit, qu'ils soient que l'on prononce fraid, drait, je crais, qu'il sait, qu'ils saient. On prononce également oi dans les polysyllabes, excepté dans craire, accraire, créance, craistre, accraistre, connaistre, paraistre, etc. pour croire, croyance, etc.

2o REMARQUES DE PATRU SUR CELLES DE VAUGELAS, 1647 : « 1° Croit, droit, pour jus en toutes façons se prononce avec l'oi; droit pour rectus avec ai; droit ou droite pour dextrum et dextera se prononce ai, le côté drait, la main draite. 2o Croire et accroire se prononcent oi et ai, mais en parlant en public effroyer, effroye se prononce effraier, effraye. Effroy se prononce en oi; quelques-uns néanmoins le prononcent ai, mais mal.

3o CHIFFLET, ESSAY D'UNE PARFAITE GRAMMAIRE, 1659. « Aux prétérits imparfais terminés en ois, je parlois, tu parlerois, etc. ois se prononce de meilleure grâce et avec plus de douceur en è ouvert, ou, qui est le mesme, en ai, je parlais, tu parlerais, etc. quoy qu'à la rigueur on

ne condamne pas pour une faute de les prononcer en oi. Les étrangers ont tort de dire que cette prononciation est une nouveauté, car il y a plus de quarante ans que je l'ai veue dans le commun usage. Il est vray qu'on luy a long-temps résisté comme à une mollesse affectée de langage efféminé, mais enfin elle a gagné le dessus. La même prononciation de l'oi en ai cst aussi fort ancienne en connoître, paroître, droit, adroit, endroit, estoit, etc. Toutefois droit, quand il est substantif, se prononce oi, par exemple : Je soutiens son droit; j'ay droit et vous avez tort. De plus les noms des nations se prononcent plus élégamment en ai, comme Français, Portugais, Anglais, etc. excepté Génois, Suédois, Liégeois. Plusieurs associent aux ai, craire, craître, fret, sait, pour croire, croître, froid, étoit et soient du verbe estre. On laisse encore passer faible et courtais, mais véage, réaume, mains, neanmains, vecy, vela, je dais, tu dais, il dait ne sont que des badineries. Avoine est mieux dit qu'aveine. L'on ne dit et l'on n'écrit plus Roine, mais Reine. »

Il faut savoir se borner, et je me reprocherais à moi-même d'avoir cité ces passages au lieu de les avoir résumés, si je n'eusse pensé que le texte même des auteurs contemporains dût avoir auprès du lecteur plus de poids et d'autorité. Je tenais surtout à citer ce long fragment du P. Chifflet, qui confirme toutes mes assertions, et qui prouve en même temps combien peu généralement les grammairiens du temps connaissaient l'histoire de notre langue, puisque le P. Chifflet ne fait pas remonter au-delà de quarante ans la prononciation d'oi en ai.

Des mots qui viennent de nous occuper, les uns persistent, les autres tombent en discrédit, quelques-uns disparaissent complétement dans la dernière partie du XVIIe siècle. Courtès s'évanouit, malgré l'autorité de Ménage; François bien qu'il doive dépasser le premier tiers du XVIIIe siècle, commence à voir, même en public, son étoile pâlir. Foible écrase son rival faible, qui l'étouffera bientôt. Craire, fred, estret, que je seis continuent à régner dans la conversation, accompagnés de craitre, dont la faveur va toujours en grandissant.

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