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Chose étrange! pas un des grammairiens du siècle de Louis XIV ne parle du son oua, dont nous avons suivi les traces presque jusqu'à la fin du XVIe siècle. La cour l'avait condamné; il ne parut pas à la cour, et pendant la longue lutte de l'ai et de l'oi, il resta au milieu des rangs du peuple, perdu dans cette foule qui conserve le plus long-temps et le plus fidèlement les traditions du vieux langage. Nous le retrouverons au XVIIIe siècle, où nous allons entrer.

Voici, d'après Régnier-Desmarais, qui publia sa grammaire en 1705, quelle était la prononciation de la diphthongue oi dans les dernières années du règne de Louis XIV:

«Oi se prononce comme dans foy et roy, c'est-à-dire oe,

1 Toutes les fois qu'il termine un mot;

2° Toutes les fois qu'à la fin d'un mot l'o et l'i ne sont suivis que d'une r; 3o Dans tous les monosyllabes, de quelque consonne qu'oi se trouve suivi; Excepté dans droit, adjectif, froid, tant au substantif qu'à l'adjectif, roide, et tous leurs dérivés; je sois, tu sois, il soit, ils soient, ainsi que les verbe croistre, connoitre, paroître, noyer, nettoyer, ou l'oi se prononce

comme é ouvert.

L'usage approuve presque également qu'on prononce la dernière syllabe de François, et la première de croire en oè, ou qu'on les prononce comme un é ouvert, avec cette différence toutefois, que la première prononciation appartient plutôt aux discours qu'on fait en public, et aux vers qu'on déclame, et que l'autre convient davantage à la conversation familière. » (Régnier-Desmarais, p. 43, 44, 45, 46.)

Nous avons déjà vu qu'en 1733 on prononçait encore Fransoais à l'Académie. Ce furent là ses derniers retranchements. Dans la conversation Français l'avait entièrement supplanté, et dans le monde le plus poli en fait de langage les académiciens n'osaient plus introduire Fransoais. Il fut assez long-temps encore usité en poésie, et ce fut Bernis, à ma connaissance, qui s'en servit pour la dernière fois (').

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D'un autre côté nous savons par le Dictionn. Universel de Trévoux qu'en 1704, époque de sa publication, oi dans les imparfaits se prononçait << très souvent » ai, ce qui atteste que je faisòès, je dormoès, etc. au commencement du XVIII siècle n'avaient pas encore disparu.

Probablement en 1730, mais certainement en 1750, la prononciation ai des imparfaits et des conditionnels est fixée. Je ne reviendrai pas sur les noms de peuple; j'ai donné plus haut une liste de tous ceux qui dans la dernière moitié du XVIIIe siècle sonnaient encore en oi et l'on se rappelle que c'est seulement au seuil du nôtre que 'Marseillois est devenu Marseillais. Courtois demeure, il n'est plus question de courtais; faible a étouffé foible; connaître, paraître règnent sans partage; on dit croître et craître, et ce dernier est le plus usité. Charolois devient Charolais, harnois se fixe ou plutôt semble se fixer en harnais, car de nos jours l'usage et l'Académie en admettent encore la double prononciation. Bien que M. de Wailly pose en règle (1754) que oi à le son d'oè dans tous les monosyllabes, même dans froid, l'ancienne prononciation de ce mot et d'autres semblables demeure en usage. En voici la la preuve :

«Oi, dit M. Louis Chambaud, dans sa Grammaire de la langue française, publiée en 1775, sonne è;

1o Dans les verbes en oire et oître, croître, paroître, croire, je crois, croissant, participe de croître, nous paroissons, etc., prononcez craître,

Ces sons nombreux, cette harmonie

Qui donnent la vie et la voix

Aux airs qu'enfante le génie.

(Epitre à mes dieux Pénates, petits poètes français, éd. Buchon, p. 353.)

Partout ailleurs il emploie Français :

Voyez sur les bords de la Seine

Ce prince, l'amour des Français;
La victoire qui le ramène
Annonce a grands cris nos succès.

(Les Rois, ode, id. id. p. 358.)

paraître, craire, je crais, paraissons, craissant, etc. Faites sonner oi comme o-e dans le croissant de la lune.

2o Dans les mots foible, roide et leurs dérivés, harnois, monnoie. Oi se prononce o-e dans monnoyė.

Les personnes de être, sois, soit, soyons, soyez, soient, croire, je crois, il croit, nous croirions, etc., froid et ses composés; l'adjectif droit; l'adverbe tout droit; endroit; étroit, netoyer et peut-être quelques autres sont prononcés par les uns avec le son de l'è grave, par les autres o-ė. La prononciation de ces mots est complètement arbitraire dans la conversation, mais en déclamant des vers, au théâtre, au barreau, on les prononce toujours avec le double son de o-é (1). Soit, conjonction, soit que, ainsi soit-il sonnent toujours soè, même dans la bouche de ceux qui prononcent en ai la même personne du verbe être. »

Porny dans sa Practical French grammar publiée en 1783 confirme la même prononciation.

On a peut-être été frappé dans la citation que j'ai faite de M. Louis Chambaud de cette expression : « le double son d'o-è, » en même temps que de la notation de la diphthongue au moyen de ces deux voyelles séparées par un trait. C'est qu'il y avait au XVIII° siècle trois façons différentes de faire sonner cette diphthongue oi. « L'on demande, dit l'auteur de la Bibliothèque des Enfans, si les diphthongues oi, oin dans les mots gloire, joindre, etc. se prononcent en ouè ou en oè, si l'on dit glou-aire, jou-aindre, etc. ou glo-ère, jo-endre, etc. C'est peut-être une prononciation moyenne entre l'oè et l'oué. » La véritable prononciation était alors, comme le dit M. Wailly, de prononcer en une seule émission de voix.

« Il y en a, ajoute l'auteur de la Bibliothèque des Enfans qui prononcent les diphthongues oi et oin comme s'il y avait un a, et disent glo-are, glou-are; jo-andre, jou-andre, mais l'usage condane cette excessive ouverture de bouche qui confond le son de l'e ouvert avec le son de l'a et ne la tolère peut-être qu'à l'égard des monosyllabes en oi les plus comuns come bois, pois, vois, etc.

(1) Oi sonnait à cette époque toujours o-è dans droit, substantif, effroi, noyer.

où le peuple de Paris fait sonner la voyelle a, en disant boa, poa, etc. ou boua, poua, etc. prononciation, que bien des gens condanent. » (')

Cette prononciation, condamnée alors par bien des bien des gens, fait insensiblement des progrès, et s'impose à l'attention des grammairiens. « Oe, dit Fauleau (p. 248), change en oua dans quelques mots; poële se prononce pouale. » Qu'on n'oublie pas que cette prononciation est la même que nous avons rencontrée au XVe siècle dans le Mistère du Siège d'Orléans, et dont Palsgrave nous a tracé les règles en choisissant précisément pour exemple ces mots poale, poalon, que nous retrouvons deux siècles et demi plus tard sous la plume du grammairien français. « Oi, ajoute Fauleau, change aussi le premier son toujours en oi et le second quelquefois en a sourd, comme dans les mots bois, pois qui se prononcent bouas, pouas, etc. » Ainsi, bien que ni Vaugelas, ni Patru, ni aucun grammairien du siècle de Louis XIV ne fasse mention du son oua, nous le voyons, dès le premier tiers du XVIII° siècle, reparaître sur la scène, où il est destiné à se maintenir et à triompher (*).

Les Incroyables du Directoire (car toutes les folies et toutes les modes laissent leurs traces dans le langage) contribuèrent puissamment à la diffusion du son oua. Ils adoptèrent cette prononciation populaire; ils cherchèrent à se créer un langage à part, comme nos parleurs de langue verte, ou de javanais d'aujourd'hui. Où ne pousse pas la démangeaison de se faire remarquer? Ils disaient non seulement bouas, pouas, mais foua, loua, un houa, un houatelet pour un roi, un roitelet. Cette affectation, du moins en ce qui concerne le son oa, ne nous paraît plus ridicule, parce qu'elle est devenue notre prononciation d'aujourd'hui.

(1) Entr'autres le père Buffier, voir sa Gram. fr. 1729, Tom. I, p. 346.

(2) Je trouve néanmoins une preuve directe de cette prononciation au XVIIe siècle dans la comédie de Cyrano de Bergerac, le Pédant joué :

« J'en avouas queuque fouleur... n'y revenez pas eune autre foüas. » (Acte V, sc. 10.)

« Je m'emporteroüas a jeter son chapiau par les frenestres. » (Id. Acte I, sc. 4.)

Girault-Duvivier (1811) la signale comme à regret : « La diphthongue oi, dit-il, a plusieurs sons qu'il est difficile de représenter par écrit. Ce sont à peu près : 1° Celui de l'ouè ou l'è a un son ouvert a (') (remarquez bien ce son ouvert a): loi, foi; 2o Celui de l'oua mois, pois. L'ou dans ces deux cas est prononcé très rapidement; 3° enfin, celui de l'oua prononcé moins rapidement et plus fort bois. On prononce louè, fouè, moua, poua, boua. » Mais si l'on prononce ouè, pourquoi nous dire plus haut que cet è

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a un son ouvert a?

Je m'imagine que ce n'est point seulement, comme il le dit, la difficulté de représenter ces sons par écrit, mais aussi son attachement au vieil usage, qui le fait s'exprimer ainsi. Il faut bien l'avouer, Girault-Duvivier regimbait contre toute innovation en matière de prononciation comme d'orthographe. Il les signale en sa qualité de grammairien, mais il semble ne le faire qu'à contrecœur. Ainsi dès 1754 plusieurs auteurs changeaient en ai la diphthongue oi dans les mots où elle a le son de l'è. Domergue, Beauzée, Dumarsais, l'Encyclopédie, l'abbé Girard s'élevèrent contre ce changement. Ils eurent beau déclarer qu'ils regardaient cette tentative comme une témérité; l'Académie elle-même après une enquête eut beau la répudier; appuyée par Voltaire, la nouvelle orthographe triompha. Fidèle à l'oi et à l'Académie, Girault-Duvivier ne se rend pas. La vieille orthographe en oi n'est plus de mise; il y a 20 ans qu'elle n'est plus l'orthographe du Moniteur; n'importe. « On n'est pas tenu, dit-il dédaigneusement, de se ranger à l'avis de quelques littérateurs, qui ne se sont sûrement empressés de s'emparer de cette nouvelle orthographe, que parce qu'ils l'ont crue de Voltaire, imitant en cela les courtisans d'Alexandre, qui se croyaient des héros, lorsqu'à l'exemple de leur maître, ils penchaient la tête d'un côté. »

(1) Dans l'édition de 1819, l'auteur est plus clair : « L'è a un son ouvert qui approche de celui de l'a.» (Gramm. des Gramm. Paris, 1819, tom. I, p. 24.)

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