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Il est certain que cette orthographe n'eut pas triomphé si rapidement, peut-être pas triomphé du tout, sans une circonstance fortuite. Le 31 octobre 1790, un prote de l'imprimerie du Moniteur, soit fantaisie, soit système, imagina d'introduire l'orthographe préconisée par Voltaire dans le journal du Gouvernement. Le Moniteur du 31 octobre ne renfermait que des imparfaits en oit; celui du 1er novembre ne renferma que des imparfaits en ait. Le tour était joué. O puissance de la philosophie et de la centralisation! La diphthongue ai avait désormais pour elle Voltaire et le Moniteur, les philosophes et les fonctionnaires. Les adversaires étaient, non plus des rivaux, mais des ennemis et des rebelles.

L'Académie fut du nombre; elle ne se rallia qu'en 1835 au drapeau du Moniteur et de Voltaire. Les protestations de Charles Nodier furent impuissantes, mais quand on a pour soi d'Olivet, Girard, Dumarsais, Domergue, Beauzée, Wailly, d'Alembert, Girault-Duvivier, toute une escouade de grammairiens, on ne mérite pas ce reproche d'ignorance, que l'auteur du Traité de Versification française lui adresse peut-être trop sévèrement.

SUITE DU CHAPITRE IX.

De la diphthongue OY dans les verbes
en OYER.

Primitivement, tous les verbes normands en eyer, éicr, ayer avaient leurs correspondants en oyer dans le dialecte bourguignon, peu d'exceptions près :

Et ne se cessent d'esmayer,
Que liens ne les faille nayer.
(R. de la Rose, vs. 6291.)

Pour riens qui doinst jà point n'en aye;
Mieulx s'arde, ou se pende, où se naye.
(Id. vs. 13809.)

Esmayer, nayer, c'est du normand.

Ains s'enfuient et les renoyent,

Si tost come povres les voyent.
(Id. vs. 5129.)

Renoyent pour renient, voyent, c'est du bourguignon.

On voit que ces verbes en oyer et ayer étaient employés les uns et les autres dans le dialecte qu'on est convenu d'appeler le dialecte de l'Ile-de-France, mais qui en réalité était moins un dialecte particulier et original qu'un choix fait parmi les dialectes voisins, un composé de normand, de picart et de bourguignon.

ren

Une troisième forme existait, la forme en ier. Je ne l'ai pas contrée pour tous les verbes en oyer dans les auteurs du moyenâge, mais je l'ai rencontrée pour un certain nombre. Ainsi l'on n'a jamais dit pier, comme on a dit poyer et payer, ni esmier, comme esmoyer, et surtout esmayer, de même qu'on ne trouve pas leier (') ou layer pour lier, quoiqu'on trouve loyer. Mais on a dit:

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Ces formes s'appliquaient également aux substantifs dérivés de ces verbes. Ainsi de même que l'on a dit proière, préière et prière, trois formes dont nous avons préféré la dernière, ainsi l'on a dit

(1) Léier se dit encore dans le Maine et doit se rencontrer dans les ouvrages écrits en dial. normand.

(2) Un auteur du XVIIe siècle, le Sr de la Guilletière, dans un ouvrage intitulé Athènes ancienne et moderne, etc. Paris, 1675, emploie constamment louvier pour louvoyer.

baloyure, balayure et baliure, formes dialectales dont le XVII• siècle avait adopté la troisième, tandis que le nôtre a choisi de préférence la seconde :

Apprends-nous sous quel ciel, sous quel angle du monde

Le ciel nous a jetés, ballieures de l'onde.

(Les Dél. de la poés. fr., p. 143.)

Long-temps déjà avant le XVI siècle, le dialecte de l'Ile-deFrance avait parmi ces formes employé les unes au détriment des autres. Il avait emprunté au picart foudrier, au normand nayer, esmayer, au bourguignon renoyer, de préférence aux formes foudroyer, noyer, esmoyer, renier. Au XVe siècle, Villon fait de même. Il emprunte rayé au normand:

Et l'asne rayé qui reculle.

(Fr. Villon, Pet. Testam., XII.)

Et croie pour craie au bourguignon:

Et tous les jours une grosse oye,

Dix muys de vin blanc comme croye.

(Id. XVII.)

Le dialecte de l'Ile-de-France fut essentiellement éclectique, et c'est ce qui explique la diversité de formes qui règne encore dans le français. Nous disons aujourd'hui voir qui est bourguignon, et je verrai qui est normand; peine qui est normand, et avoine, qui est bourguignon; sarcler, qui est bourguignon, et cercler, qui est normand. « Pour enrichir la langue, s'écrie Peletier, puisez à pleines mains dans les patois. Que le poète apporte mots picards, normands et autres qui sont sous la couronne. Tout est françoys, puisqu'ils sont du pays du roy. » Son conseil fut entendu; une foule de mots de tous les dialectes fit invasion dans la langue française. Chaque auteur y apporta non-seulement le langage, les expressions, les tournures, mais encore la prononciation de sa province. Beaucoup de ces locutions faisaient double emploi; la

prononciation manquait d'unité. Faire un tri parmi ces expressions diverses; donner un sens différent à chaque forme du même mot, quand on en conservait deux, par exemple ployer et plier, doigt et dé; (') assigner à deux prononciations diverses du même mot un emploi différent en réservant celui-ci pour le discours public, celui-là pour la conversation familière; imposer, autant que possible, à la France polie et lettrée l'unité de langage, tel fut le rôle des grammairiens au XVIe siècle; tel fut au XVII le rôle des précieuses, des grammairiens, de l'Académie, et surtout de cette pléiade de grands écrivains qui firent du français une langue européenne, et contribuèrent plus que qui que ce soit à fixer son dictionnaire et sa grammaire.

Au commencement du XVIe siècle, dans le dialecte français, devenu définitivement la langue française, la plupart des verbes qui nous occupent se terminaient en oyer, non en eyer: Guerroyer, nettoyer, baloyer, noyer, etc :

Il leur aydoit à la balloyer et nectoier.

(Jeh. Bouch. folio XXIII.)

Je balye ant je baloye.

(Palsgr. p. 745.)

N'effroyez pas.

(Id. p. 471.)

Au lieu de ployer, on employait de préférence plier (plicare) ou plessier (plexiare ?). Dès la fin du règne de François Ier, les formes en eyer, ayer se propagent; elles dominent même un instant pour décroître ensuite, et le XVIe siècle ne lègue au XVII que les formes suivantes dont l'orthographe et la prononciation ne fussent pas fixées :

(1) Engrillonné poules et detz.

(Fr. Vill., p. 48.)

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Ces formes, jusque vers 1660, furent employées, les premières dans le style relevé, les autres dans la conversation familière. Les poètes mêmes se servirent souvent des formes en eyer, et Corneille et Boileau dans leurs premières éditions n'usèrent pas d'autre expression que néier. « Les poètes, dit Richelet, n'usent de noyer, nettoyer, que quand la rime les oblige. » A la fin du XVIIe siècle abayer et effroyer ont disparu; on ne dit plus qu'aboyer et effrayer; ployer et plier sont toujours en lutte, et malgré les distinctions de sens qu'on essaie de faire s'emploient souvent, comme de nos jours, indifféremment l'un pour l'autre. Balier, qui a régné, du moins dans le langage domestique, pendant tout le siècle de Louis XIV ('), cède le pas à balayer. Nettéier et néier subsistent jusqu'en 1783, où ils tombent définitivement dans le langage populaire. Tutayer et tutoyer seuls ont vécu jusqu'à nos jours, mais on peut prévoir dans un temps prochain le triomphe absolu de tutoyer. Tutayer se dit encore dans quelques provinces, et bien que Molière s'en soit servi, l'Académie ne le reconnaît plus.

Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage.

(Le Misanthrope, II, sc. 5.)

Le génie de cette langue permet de tutayer., etc.
(Mém. de Litt. I, p. 135.)

(1) D'une robe à longs plis balier le barreau.

(Boileau, sat. 1. 1666.)

D'une robe à longs plis balayer le barreau.

(Id. Cologne, P. Marteau, 1672.)

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