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mand, le bourguignon, le picard sans compter les idiômes étrangers et les ratiocinations en latin. Paris était une sorte de terrain neutre ou les différentes formes de la langue d'oil se rencontraient et se donnaient la main, et de ces formes diverses, quoique ayant un air commun de ressemblance et de parenté, qualem decet esse sororum, il s'en était créé une à lui, que l'on parlait à la cour, s'il m'est permis de me servir d'un nom trop ambitieux pour cette époque, que Quesnes de Béthunes regretta plus d'une fois de ne pas parler assez purement, où tous les dialectes se disputèrent l'honneur d'apporter leur contingent, et qui devait un jour enfin devenir la langue française. On eût dit que Paris, par un pressentiment de sa destinée, tenait déjà à réaliser, en fondant avec mesure tous les dialectes français en un seul, cette unité française dont les rois et les siècles devaient poursuivre l'accomplissement. Ainsi se mêlèrent les dialectes; ainsi de leur contact se produisit, même avant le XIII' siècle, l'invasion pacifique et successive de l'un dans l'autre. De là, pour en revenir à l'objet principal de ce chapitre, dans le dialecte de l'Ile-de-France, de là dans la langue française de nos jours la rencontre fréquente de l'a bourguignon à côté de l'e normand. Dans Rutebœuf, dans Jeh. de Meung, ou G. de Lorris vous rencontrez amere, avere (amarus, avarus), ils serchent, formes normandes à côté de je varrai, darnier, parsevoir, formes bourguignonnes. Aujourd'hui encore, si vous dites ferme et non farme, vert et non vart, dernier et non darnier, je verrai et non je varrai, vous faites de la prose normande sans le savoir. Dites-vous au contraire larme, gendarme, arrhes, catarrhe au lieu de lerme, genderme, errhes, catherre, c'est du bourguignon le plus pur.

Le dialecte de l'Ile-de-France, ou comme on l'appelait déjà, le Français prit donc parti tantôt pour l'e normand, tantôt pour l'a bourguignon. Il paraît néanmoins avoir eu pour celui-ci jusque vers le milieu du XVIe siècle une prédilection plus marquée. En voici quelques exemples tirés du roman de la Rose:

Sans mettre en leurs pleurs fins ne termes,
Que tous se plungent en leurs larmes.

(vs. 6289.)

Travail et douleur la hébergent,

Mais ils la lient et la chargent.

(vs. 4733.)

Ne cuidez pas que les départe,

Mais s'entr'aiment par grant desserte.
(vs. 4799.)

Ainçois despendent en taverne

Toute leur gaigne et leur espargne.

(vs. 5271.)

Moult est fol qui tel chose esparne ;

C'est la chandelle en la lanterne.

(vs. 7787.)

M. L. Quicherat a lu espergne dans un texte. (V. Traité de Versif. franç. p. 362, note.) « Je transcris un bon manuscrit, » dit-il; et il en conclut que le son de l'e normand prévalait dans ces deux vers. Même en admettant son texte, je ne saurais me ranger à son opinion, et voici mes raisons: Il ne faut pas juger d'après deux vers de leur prononciation; ce n'est qu'après avoir étudié l'ouvrage dans ses détails phonétiques, considéré la patrie de l'auteur, le pays et le dialecte où il a écrit, qu'on peut asseoir sur la prononciation des termes, dont l'écrivain s'est servi, un jugement qui puisse ne pas trop s'écarter de la vérité. Or est-il vrai que dans le roman de la Rose se trahisse une tendance générale à observer la règle que j'ai formulée plus haut? On n'a qu'à jeter les yeux sur les exemples que je viens de citer, et dont j'aurais pu aisément décupler le nombre. Quand bien même les meilleurs manuscrits écriraient à la Normande toutes les rimes par moi citées plus haut, et écrites à la Bourguignonne dans l'édition que j'ai sous les yeux, c'est-à-dire lermes, chergent, déperte, (lequel je n'ai jamais rencontré en normand), espergne au lieu de larmes, chargent, etc., je

douterais encore, connaissant la patrie de l'auteur, où règne encore de nos jours l'a bourguignon, et les habitudes du dialecte français où cet ouvrage est écrit. Ainsi la remarque de M. Quicherat n'infirme en rien la règle que j'ai déjà formulée, et que je soumets en toute humilité à ceux qui sont plus que moi versés dans l'étude du vieux français, à savoir que « tout a placé devant deux consonnes dont la première est un r sonne a et jamais e; tout e, placé devant deux consonnes dont la première est un r, sonne a et jamais e dans le Bourguignon et dans le Français. >>

Comment se fait-il que e sonnat a dans ce dernier cas? Je crois pouvoir l'attribuer à ce que ar, al, an ayant long-temps sonné au avec un son nasal plus ou moins prononcé dans les dialectes du moyen âge, comme je crois l'avoir démontré plus haut, le Bourguignon et le Français et peut-être d'autres dialectes, notamment quelques variétés du Picard, voisines du Bourguignon, sentirent le besoin d'attacher à un groupe quelconque de lettres le son ar et choisirent de préférence dans ce but le signe er, toutes les fois que I'r était suivi d'une autre consonne, tout en lui conservant néanmoins le son é ou eu à la fin des mots.

Ainsi il est évident que dans ces vers, tirés du Mistère du Siège d'Orléans (vs. 12471.)

Y nous fault tendre ce chemin;

C'est fortiffier ceste place,

Avoir artillerie tout plain

Pour gecter contre cette garce.

Qu'en un feu puisse-t-elle être arse!

Si luy feray, si je la tiens.

N'y trouverra nul controverse.

il faut lire controvarse, er se trouvant au milieu du mot; et que dans ceux-ci du même auteur:

Nous ne pourrions résister,

Qu'i leur vient gens de tous coustez.

(vs. 5771.)

A-ele mené tel mestier?

En tot le monde n'a pas son per.

(vs. 28365.)

il faut lire resisté, metié, ou même resisteu, métieu, er se trouvant à la fin d'un mot.

Je vais plus loin, et je prétends que la règle par moi formulée était tellement connue et pratiquée, surtout dans le dialecte de l'Ilede-France, que dans le cas particulier qui nous occupe, on écrivait parfois par un e des mots ou l'usage commun exigeait un a; Ex.:

Que soit tost ceste murdriere arse,

Et en pouldre sa char esperse.

(Mistère de la Femme arse, Buchon, p. 354.) Messeigneurs, voici grant merveille

De ceste truande paillarde.

Qui la meut ne qui la conseille

De nous mander telle baverde?

Mes n'est-elle pas bien couarde?

Et si fait, quant je la regarde.

(M. du Sièg. d'Orl. vs. 11343.)

L'auteur, en écrivant ainsi, savait très bien que le lecteur ne s'y tromperait pas, et qu'à ses yeux arde et erde, arse et erse auraient le même son.

Cette prononciation régna pendant le XVe siècle tout entier : « Pourquoi le vin n'est-il pas bon cette année, » demandait Louis XI; «< Sire, lui répondit un compère spirituel, c'est que les sarmens n'ont pas tenu. » On écrivait serment (sacramentum) et sarment de vigne (sarmentum), mais dans les deux cas on prononçait sarment ('). Aujourd'hui dans le dialecte blaisois, c'est ser

(1) Serment est un mot dont nous possédons la forme au IXe siècle : Sagrament (serment des soldats de Charles-le-Chauve), puis sagrement, sairement, sarement, serement, serment. Je trouve sarment (sarmentum) écrit sermeni dans ces vers du XVIe siècle :

St-Paul, échappé du naufrage,

ment (sacramentum) qui se prononce sarment, et sarment (sacramentum) qui se prononce serment.

Ains que dure verge

De mort nous héberge,

Présentons un cierge

A la mère Vierge,

Qui là sus prospère...

(Jeh. Mol., p. 142.)

Comment prononcerez-vous les quatre vers, en erge ou en arge? N'hésitez pas, rappelez-vous la règle et lisez hardiment:

Ains que dure varge

De mort nous hébarge, etc.

et si malgré tout vous avez encore quelque doute dans l'esprit sur la rectitude de cette prononciation, achevons ensemble la strophe, et vos doutes se dissiperont:

Affin que de charge

Elle nous descharge

Sans plus de rencharge,
Et soit la concierge

Du Filz et du Père.

C'est surtout dans Villon, enfant de Paris, que cette prononciation règne en souveraine, et pour en citer des exemples, je n'ai que l'embarras du choix :

Item à Thibault de la Garde,

Thibault? je mens, il a nom Jehan,

Que lui donray-je, que ne perde?

Assez ay perdu tout cest an.

(Grand Test', CXXVII.)

Dedans une isle s'arrêta

Print des sermens pour le chauffage.

(Quadr. historiq., actes, XVIII.)

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