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Cette circonstance ne changea pourtant rien aux projets de Desgranges, qui remercia en ces termes le nouveau ministre, le duc de Vicence, d'avoir maintenu les dispositions prises à son égard.

J'ai appris par M. Jaubert que Votre Excellence voulait bien confirmer la permission qui m'avait été donnée dernièrement d'aller séjourner une année en Syrie, qu'elle m'autorisait en même temps à profiter du bâtiment de l'État destiné à le transporter à Constantinople pour me rendre dans cette ville et continuer ensuite mon voyage. Je prie Votre Excellence d'agréer mes remerciements de cette double décision qu'elle a bien voulu prendre en ma faveur. Je vais m'efforcer d'acquérir promptement la pratique de la langue arabe vulgaire afin de me rendre plus utile au service du Ministère des Affaires étrangères, auquel je suis attaché.

Jaubert et Desgranges s'embarquent au début de mai 1815 à Toulon, sur la goélette de l'État l'Antilope. Après avoir reconnu les côtes d'Afrique, de Malte et de Morée, ils abordent le 4 juin à Tenedos, où ils prennent un bateau du pays pour franchir les Dardanelles. Jaubert espérait apparaître soudain à Constantinople et dans le désarroi de la surprise se faire reconnaître par le sultan Mahmoud II comme chargé d'affaires de Napoléon. Mais contre sa volonté son batelier turc, qui avait reçu des instructions de l'aga de Tenedos, le déposa avec son compagnon le 5 juin à minuit au village des Dardanelles. Jaubert repart dans une autre embarcation, que lui procure notre vice-consul Méchain, mais malgré sa diligence, il avait été précédé à Constantinople par la nouvelle de son arrivée dans les caux turques et il vit son plan déjoué.

Desgranges était resté chez le vice-consul; le bey, commandant les châteaux des Dardanelles ayant refusé de lui laisser emporter « sans un firman de main levée » ses bagages et les caisses de présents destinés au sultan et aux ministres turcs, il s'embarqua à la légère et arriva à Constantinople le 14 juin, le jour même où les membres de la Légation de France prêtèrent « leur serment d'obéissance aux constitutions de l'Empire et de fidélité à l'Empereur. >>

Il y séjourna deux mois et demi, pendant lesquels il assista aux phases du conflit qui s'était élevé entre les partisans de Napoléon et ceux de Louis XVIII: Pierre Ruffin chargé d'affaires du Roi, mais qui s'était effacé devant Jaubert, les fonctionnaires de la Légation, le secrétaire interprète Mathieu Deval, les négociants français, les ministres des puissances alliées et les membres du Divan.

Cependant la politique ne détourna pas Desgranges de son dessein, non plus qu'elle n'en arrêta la réalisation. Au début de septembre 1815, il s'embarqua pour la Syrie avec son frère Alix qui, engagé comme lui dans la carrière du drogmanat, était depuis 1812 jeune de langue à l'École de Constantinople.

Ruffin, qui avait donné son appui aux deux frères comme il le donnait à tous les jeunes orientalistes qu'il voyait animés du feu sacré, informa Silvestre de Sacy de leur départ le 17 décembre 1815.

Quant à M. Desgranges vous avez été son premier et son dernier mot, car il est parti avec Monsieur son frère pour Chypre et je dois les croire, dans ce moment-ci déjà grimpant l'Antiliban, qui est au moins le Pinde des Orientalistes. C'est là qu'ils se proposent de lire et d'étudier votre savante grammaire. Ils en connaitront bien mieux le prix, à mesure qu'ils seront témoins de la justice que les Arabes rendent eux-mêmes à l'excellence de votre méthode et de vos principes d'enseignement .... Les deux frères sont animés du plus grand zèle et j'augure bien de leur voyage.

A Larnaca (Chypre) les frères Desgranges recueillirent déjà des renseignements sur les lieux du Liban, propices à leur séjour, soit un collège du Kasrouane où étudiaient de jeunes Maronites, soit le village de Zouk Michaïl, << où résidait un curé fort instruit dans la langue arabe ».

Ce fut effectivement à Zouk Michail, situé sur les premières pentes du Liban, à quatre lieues de Beyrouth que les deux jeunes arabisants s'établirent et qu'ils passèrent la fin de 1815 et une partie de 1816.

De là, Antoine-Jérôme Desgranges adressa au ministre des Affaires étrangères, Talleyrand derechef, la lettre suivante le 24 novembre 1815.

Monseigneur,

Malgré que je n'aye été chargé d'aucune mission pour la Syrie et que mon voyage n'ait d'autre but que celui de venir apprendre l'arabe vulgaire, je crois qu'il est de mon devoir de faire sçavoir à Votre Excellence que je suis arrivé à ma destination.

A mon passage à Constantinople, les communications entre la Porte et l'ambassade de France étaient suspendues. Cette circonstance m'a empêché de me procurer les fermans d'usage, mais n'ayant vu aucun inconvénient à m'en passer, je me suis mis en route avec un passeport, au nom du Roi, signé de

() Mathieu-Florent-Antoine dit Alix Desgranges, né le 27 mai 1793.

M. Ruffin. Lorsque j'arrivai à Bairout, les autorités de cette ville ne firent aucune difficulté de me laisser passer pour me rendre dans le Liban.

Au lieu de me retirer dans un monastère comme j'avais annoncé à Votre Excellence devoir le faire, je me suis établi dans un grand village. J'ai pensé que j'y trouverais plus de secours pour acquérir promptement la pratique de l'arabe que parmi les moines continuellement occupés des devoirs de leur état.

Celui que j'ai choisi, appelé Zouk Michaïl, est situé sur la première chaîne du Liban à quatre lieues à l'est de Bairout et à une de la mer; il est la résidence d'un cheiqh, gouverneur du Cassréwan pour l'Emir Béchir.

Le Cassréwan, exclusivement habité par des Maronites, fait partie du domaine que la Porte afferme aux Princes Druzes; il n'a que deux lieues de large et douze dans sa plus grande longueur, on y compte cependant vingt-sept villages, vingt-deux couvents pour les hommes et quinze pour les femmes. Le nombre des contribuables pour la capitation est de trois mille, ce qui fait supposer une population de douze mille âmes; il faut y joindre mille autres habitants exempts de cette taxe, ce sont les cheiqhs ou notables, ceux qui sont à leur service et tout le clergé tant séculier que régulier.

Le Prince perçoit outre la capitation deux autres impôts; le premier sur le produit des terres, il est du vingtième environ; le second est extraordinaire et n'existe que depuis la mort de Djizar pacha, il est réparti entre tous les habitants, suivant la fortune de chacun. Ces trois impôts réunis se montent à cent cinquante-huit bourses par an.

Un plus long séjour ici me mettra peut-être à même de recueillir des détails plus étendus. Je m'empresserai de les communiquer à Votre Excellence non point avec la prétention de lui donner des renseignements d'une haute importance, mais dans le désir de lui prouver le zèle, dont je suis animé pour le service de son ministère.

Je vous prie, Monseigneur de vouloir bien agréer l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être de Votre Excellence le très humble et très obéissant serviteur.

DESGRANGES.

Dans une autre lettre adressée au Ministre le 4 juin 1816, Desgranges se félicitait d'avoir trouvé chez les Maronites, « cette nation particulièrement amie des Français, toutes les facilités » d'apprendre l'arabe vulgaire.

De Zouk Michaïl les frères Desgranges allèrent en juin 1816, visiter les ruines de Baalbek et la ville de Damas, voyage qu'Antoine-Jérôme narra en ces termes à Ruffin le 6 juillet :

La brillante description que M. Volney a faite du temple du soleil à Baalbek et le voisinage de la vallée de la Baqaa, où est situé ce temple, nous ont engagés à aller payer notre tribut d'admiration à ces ruines vénérables. Nous les avons trouvées telles que M. Volney les a décrites à cela près de quelques dégradations qui eurent lieu depuis 1784, époque où il les a visitées. De Baalbek nous nous sommes rendus à Damas, où nous sommes restés huit 16

SAVANTS.

jours. Cette petite tournée faite dans la société de plusieurs négociants maronites ne nous a point éloignés de notre but principal et nous a fait connaître un des plus beaux monuments de l'antiquité et une ville turque de premier ordre peu fréquentée des Européens.

Après ce séjour dans le Liban les deux frères se séparèrent. AntoineJérôme alla passer huit mois en Égypte, pour se familiariser avec l'arabe qu'on y parle. Alix retourna à Constantinople.

Ce voyage leur avait été onéreux : « L'état de l'ambassade de France (à Constantinople) à cette époque (juillet-septembre 1815) ne permit point à M. Desgranges d'obtenir des frais de route. Il fit tout le voyage en Syrie et en Égypte de ses propres deniers... M. Desgranges n'a pu subvenir aux frais d'un si long voyage avec ses seuls appointements; il s'est trouvé dans la nécessité de vendre sa garde-robe, des livres précieux et de contracter avec les Maronites du mont Liban quelques dettes d'autant plus sacrées qu'il lui a été accordé beaucoup de confiance et d'amitié à titre de Français et d'officier de Sa Majesté. »

Antoine-Jérôme Desgranges fut nommé le 18 décembre 1816 secrétaire interprète-adjoint pour les langues orientales au Ministère et avança régulièrement dans le corps. Il bénéficia pendant toute sa carrière des connaissances en arabe qu'il avait acquises dans le Liban. Pendant près de quarante ans, de 1817 à 1855 il enseigna l'arabe à l'École des jeunes de langues de Paris, qu'il dirigea par surcroît de 1844 à 1855. Il fut chargé en outre de missions spéciales: en 1824 mission à Tunis; en 1825 conduite de l'Envoyé Tunisien Sidi Mahmoud pendant son séjour en France; en 1832 concours donné au comte de Mornay pendant son ambassade au Maroc.

De Syrie, Desgranges avait rapporté la copie d'un ouvrage en arabe intitulé Histoire de l'Expédition des Français en Égypte par Nakoula el Turk, dont il publia le texte arabe et la traduction française à l'Imprimerie royale en 1839.

Nakoula el Turk était un Syrien de la religion catholique grecque que Desgranges avait connu dans le Liban; séjournant en Égypte lors de notre Expédition, il y avait recueilli les éléments de son Histoire.

Le but que je me suis proposé, écrit Desgranges dans l'Avertissement, n'est pas seulement d'offrir aux jeunes orientalistes qui se livrent à l'étude de la langue de Mahomet un texte facile et dont le style cependant n'est pas dépourvu d'élégance, mais de répandre parmi les Arabes eux-mêmes la gloire du nom

français.... J'ai pensé qu'on verrait avec quelque intérêt le témoignage éclatant rendu par un Arabe au courage de l'armée d'Égypte, et l'impression que produisit notre présence dans cette contrée sur une population étrangère à nos mœurs et à nos usages.

Si l'on possédait de multiples relations françaises de l'Expédition, cet ouvrage faisait connaître la manière dont elle avait été considérée par un oriental.

Jérôme Desgranges, qui s'était élevé au grade de premier secrétaire-interprète, fut mis à la retraite le 4 février 1857 et mourut en octobre 1864.

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Quant à Alix Desgranges, il avait fait pendant son séjour en Syrie des progrès que Pierre Ruffin décrivait en ces termes dans une lettre adressée le 17 avril 1817 à un autre de ses disciples, Xavier Bianchi :

J'ai eu le bonheur de le revoir à son retour. Il me serait impossible de vous exprimer combien ce voyageur en a rapporté de connaissances acquises non seulement en arabe qu'il écrit et parle avec grâce, mais encore dans les deux autres idiomes, dans les manières orientales, dans la triture des affaires. Sa complexion a pris du raffermissement et toute sa personne un tel aplomb que Son Excellence (1) n'a pas hésité à lui accorder le drogmanat important de Salonique).

De cette dernière ville, Alix Desgranges écrivait de son côté à Pierre Ruffin le 25 mai 1817, qu'il continuait à parler arabe avec un vieux serviteur alepin du consul Cousinery, chez qui il habitait : « Sans faire tort au turc dont j'ai si grand besoin, ajoute-t-il, je cherche à ne point oublier ce que j'ai été apprendre si loin avec tant de peine. Si je ne retirais de mon étude en arabe d'autre fruit que la considération qu'accordent les Turcs à ce titre, cela est déjà beaucoup. Aussi je m'applaudis tous les jours de mon voyage en Syrie et tous les jours, je pense, Monsieur, que c'est à vous que je le dois. » Lorsque Félix de Beaujour fut chargé d'une inspection générale des Échelles du Levant, sa connaissance de l'arabe valut à Alix Desgranges la faveur d'être choisi comme interprète de la mission. Pendant le beau voyage qu'il fit sur la corvette l'Aigrette de juillet à septembre 1817 dans la Médi

Le marquis de Rivière, ambassadeur de France à Constantinople. (2) Cette lettre de Pierre Ruffin fait partie de la collection d'autographes

de M. Henri Gonse, à qui j'exprime tous mes remerciements pour l'obligeance qu'il a eue de me la communiquer.

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