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Arragel s'efforce dans ces gloses de concilier l'opinion hébraïque et l'opinion catholique; il remarque par exemple : « C'est ce que dit le chrétien, mais, Seigneur, les juifs croient tout autre chose. » Surtout, il a bien soin de ne pas contredire la version du maître Luis de Guzman; il ne veut pas s'y opposer, mais simplement <«<exprimer une opinion ». L'aridité très fatigante et ennuyeuse des gloses, il la corrige par des contes, parlant des parfums des femmes et des ruses qu'elles usaient pour attirer les jeunes gens. Dans la glose sur le premier Psaume, il fait une allusion très curieuse au << decir » de Fernan Sanchez Calavera ou Talavera, qui se trouve dans le Cancionero de Baena : « que sy el Senor Dios sabe quien se tiene de perder o de salvar, quasy el libre albitrio humano non ha ningund logar, que lo que Dios sabe, tal es como lo sabe e tal lo sabe como ello es.... E, Senor, esta misma quistion enbio expandida por todo este regno aquel tu buen cauallero comendador e poeta Ferran Sanchez Talavera ». (La Bible d'Able, t. II, p. 634 B). Ce << decir » figure dans le Cancionero de Baena, Madrid, 1851, p. 549552, et il est adressé à Pero Lopez de Ayala, le célèbre chroniqueur; il commence par « Señor Pedro Lopez, la gran sequedať... ». Ce Cancionero de Buena - comme nous l'apprend le prologue de l'éditeur, Eugenio de Ochoa, qui l'a copié pour l'édition -a appartenu à la bibliothèque de l'Escurial, où il était coté j. h. 5, ou i. e. 3. Par suite des événements survenus en 1808, lors de l'invasion française, il fut volé (?) par D. José Antonio Conde et vendu, par ses héritiers, au célèbre bibliophile anglais Richard Heber, dont les livres espagnols très précieux ont passé au British Museum. Lors de sa vente (Biblioteca Heberiana. Catalogue of the library of the late Richard Heber, esq. Part the eleventh. Manuscripts, 1836), le manuscrit, désigné à la page 189, par: « Juan Alfonso de Baena Cancionero », et provenant de Conde (fron the Conde Library), a été acheté par le libraire Teschner pour le prix de mille huit cents francs et il est actuellement dans le fonds espagnol de la Bibliothèque Nationale. Eugenio de Ochoa, ou plutôt le marquis de Pidal, a affiché la prétention de « reclamar la devolucion del original ». La Bibliothèque Nationale a eu le bon goût et la chance de profiter de la vente anglaise et a mis, dans ses collections, ce manuscrit, payé par son argent. Pourquoi les Espagnols n'ont-ils pas fait

de même, puisque la vente Heber leur était connue, eux qui assistent tous les jours au pillage de leurs bibliothèques et de leurs archives?" Dans l'introduction, qui est de Baena, il faut lire indino, et non pas judino, et la même erreur revient à la page 513 où, dans un decir de Fray Diego de Valencia, nous trouvons : « De los quales sygue poderes judinos De contra natura, segunt que veras. » D'ailleurs judino n'existe pas en castillan et jamais un juif n'aurait ainsi avoué sa religion (Romania, t. XXII, 1893, p. 483-484). L'édition de 1851 est très loin d'être parfaite.

Le Fernan Sanchez de Calavera ou Talavera était « comendador >> de Villarubia, dans l'ordre de Calatrava, et fut probablement nommé par Luis de Guzman. Il mourut vers 1443. Ses « decires » sont restés assez connus, car les demandes et les réponses occupent dans le Cancionero de Baena les pages 549 à 610.

La partie la plus contestable de l'édition de D. Antonio Paz y Mélia est la partie linguistique, et je ne sais pas s'il n'eût pas mieux valu consulter un des membres de la « Junta para ampliación de estudios », ou de la Revue des études juives, et, surtout, l'admirable publication de M. D. S. Blondheim, Essai d'un vocabulaire comparatif des parlers romans des juifs au moyen âge (Romania, t. XLIX, p. 1 à 47), dont la compétence est bien établie. D'abord, il est presque impossible de trouver un mot rare, car l'éditeur renvoie à la page de la Bible, par exemple 186 A, sans spécifier la ligne et sans distinguer le tome I du tome II. Je prends le mot Alhinde ainsi défini : « Acero? (fols. 383 b. Glosas y 444 a) ». Or je ne trouve ni dans le t. I, ni dans le t, II, ce mot-là. Il y en a un exemple dans le Cancionero de Baena: «Es toda de alhinde... » (Respuesta de Rodrigo de Arana, p. 481). La Bible a des mots hébraïques, dont le sens est douteux (les points d'interrogation le prouvent) et des mots français, comme le Cancionero de Baena, avec lequel cette Bible présente assez d'analogie, vu que le collec

(1) Le catalogue de Conde († le 12 juin 1820) est assez rare: Catalogue of rare, curious, and interesting spanish books, and a few miscellaneous articles forming the library of D. J. Antonio Conde. London, 1824, 8°.

Il n'est pas question du Cancionero de Baena, dans la Vida y escritos de D. José Antonio Conde (Revista de archivos, bibliotecas y museos, t. VIII, 1903), de D. Pedro Roca.

teur juif a voulu mettre aussi des œuvres juives. Enfin, elle a des expressions qui n'ont pas de renvois et l'ordre des mots n'est toujours à sa place.

pas

Tout cela, nous le reconnaissons, a peu d'importance, et nous devons nous montrer très satisfaits de la somme énorme de travail que cette Bible et ses gloses ont demandé à son éditeur; très satisfaits aussi de la dépense considérable que le duc actuel á consenti à faire pour la gloire de sa maison. A. MOREL-FATIO

L'INTERVENTION ROMAINE DANS L'ORIENT HELLÉNIQUE.

MAURICE HOLLEAUX. Rome, la Grèce et les monarchies hellenistiques au me siècle avant J.-C. Un vol. in-8°, IV-386 p. Paris, de Boccard, 1921.

TROISIÈME ET DERNIER ARTICLE.

Mais cette œuvre maîtresse mérite mieux que d'être louée par des épithètes. L'éloge qu'on doit à la science dont elle est pleine, à la pensée originale qui l'inspire, c'est une adhésion motivée. Si modeste que puisse être la mienne, je l'apporte sans réticence à l'« histoire >> qu'elle nous présente, et mes réserves n'effleureront que la « philosophie » qui s'y surajoute.

Jamais, je crois, les matériaux de cette histoire n'avaient été encore rassemblés d'aussi loin, examinés d'aussi près, dominés d'aussi haut. Non seulement l'auteur possède Polybe, comme personne, et, pour ainsi dire, ligne par ligne, et discerne chez TiteLive les sources diverses qui s'y mêlent, mais il n'ignore rien de la multitude des controverses ou des commentaires auxquels les narrations des anciens donnèrent lieu; et à chaque instant la connaissance intime qu'il a du monde hellénistique en général, de l'épi

(1) Voir les deux premiers articles dans les cahiers de mai-juin et de juilletaoût 1923, p. 112 et 174.

graphie grecque du n° siècle av. J.-C. en particulier, réagit avec bonheur sur la marche de ses recherches, et sur le développement d'une étude qui, tout en restant strictement cantonnée dans les limites chronologiques de son sujet, peut toujours, le cas échéant, mesurer la portée des événements auxquels elle s'applique à celle de leurs plus lointaines répercussions. Il sera bien malaisé de glaner derrière sa moisson, de brandir en dernière heure un texte pertinent qu'il aurait omis d'enregistrer, encore moins de soutenir de ceux qu'il invoque une interprétation que son raisonnement aurait exclue. Sa dialectique est également capable d'enfoncer les positions les mieux défendues par les autorités les plus imposantes, et de fermer à nos tentatives d'évasion toutes les échappatoires. Quiconque, par exemple, essayera, après l'avoir lu, de recoller les morceaux du chapitre de Justin sur les Acarnaniens, qu'il a réduit en miettes, ou de réintégrer vaille que vaille, dans le traité de 205, la fausse adscriptio des Athéniens, craindra sûrement, en son for intérieur, d'être dupe de vaines illusions. Et je ne me risquerai plus, pour ma part, à induire l'apparition tardive d'un grand commerce romain, et d'une colonie à Ostie, de la basse époque à laquelle Rome élabora, en 306 av. J.-C., son premier traité « de commerce ». Mes autres arguments sont d'autant plus forts aujourd'hui que celui-là n'est plus valable et que M. Holleaux a fait meilleure justice du pseudo-traité avec Rhodes. Qu'on accepte sa correction de la phrase de Polybe, à laquelle on le suspend d'ordinaire, qu'on suppose, avec lui, que les mots πρὸς τοῖς ἑκατόν après σχεδὸν ἔτη τετταράκοντα y ont été glissés par un copiste somnolent, supputant machinalement le chiffre des Olympiades auxquelles son cerveau et sa main s'étaient habitués ailleurs, ou que, comme je l'ai proposé, on préfère les dériver, sous la forme numérique qu'ils revêtent dans les plus anciens manuscrits, d'une confusion entre le nombre pos rois p πρὸς τοῖς ἑκατόν et l'indication circonstancielle πρὸς τοὺς β' πρὸς τοὺς βασιλικούς, que le contexte admet comme une glose complémentaire, si on n'ose la faire remonter jusqu'à Polybe, il n'y a guère de doute que la phrase de Polybe ne doive être amendée, et il n'y en a plus du tout que, corrigée ou non, elle ne dise absolument rien de tractations commerciales, et n'élimine, antérieurement au 11e siècle, la possibilité de quelque accord que ce soit entre Rhodes et Rome. Le traité de

SAVANTS.

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Rhodes est bel et bien volatilisé, et cette fois, comme toujours, les preuves de M. Holleaux n'admettent point de réplique. Bon gré, mal gré, il faut se rendre à ses raisons, entendre les textes comme il les explique, saisir et situer les faits, comme il les établit en détail. Et pourtant, j'hésite à attribuer uniformément à ces faits les mêmes causes que lui; et sans contrevenir à la leçon qu'il a tirée des textes, je crois possible d'y entrevoir une « suite » mieux « réglée » que l'occasion et le hasard.

par

En histoire diplomatique, les textes ne nous offrent qu'un aspect fragmentaire et suspect du réel. Nos archives contiennent les conventions auxquelles les pourparlers ont abouti et les instructions qui les ont guidés. Mais elles ne gardent point les paroles qui ne furent pas écrites, et, hors le cas où les diplomates, sacrifiant leur discrétion professionnelle au désir de dégager leur responsabilité ou de relever leur rôle, feignent, par des confidences le plus souvent posthumes et toujours tendancieuses, de nous la livrer, nous ne pénétrons pas la pensée qui anima les négociations et que les négociateurs avaient, la plupart du temps, tenue cachée. Ainsi, nous ne découvrons, dans les documents officiels, que la vérité officielle, et celle-ci peut n'être pas la vérité. D'abord, en effet, une négociation, un traité ne sont pas nécessairement l'œuvre des gouvernants qui y apposent leur signature; dans les États modernes, il y a les ministres qui sont censés commander leurs bureaux, mais que, souvent, leurs bureaux mènent sans qu'ils s'en doutent. Ensuite, les fins que poursuit la diplomatie ne sont pas toujours morales ni populaires; et les maîtres du jeu doivent alors les « camoufler >> soigneusement. « Je n'ai point voulu cela », est l'éternel cri des seigneurs de guerre. Quand ils ont l'âme ignoble, ils ne le profèrent que courbés sous le vent du désastre. Quand ils ont le cœur bien placé, ils ne pensent pas que le succès les absolve et dissimulent à leurs peuples, quand ils ne se le dissimulent pas à eux-mêmes, que la voie qu'ils avaient choisie aboutissait aux effusions sanglantes et aux suprêmes sacrifices. En sorte que l'historien, même quand ses investigations portent sur un passé récent, risque fort de s'égarer, s'il ne demande qu'aux textes le dernier mot de l'énigme. A plus forte raison, l'historien de l'antiquité, lorsqu'il marche à tâtons dans le e siècle avant notre ère. Ses sources sont déjà des ouvrages de

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