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l'Ossian; mais tout cela si bien fondu, si bien absorbé, si bien incorporé dans sa propre substance, que tous les éléments du dehors ne vivent plus que de la vie du dedans; que, par un mystérieux travail de végétation ou de digestion intellectuelle, on ne voit plus qu'une floraison, qu'un épanouissement vital d'un genre tout particulier. L'auteur lui-même, soit par horreur de l'imité et du convenu, soit par tâtonnement et inexpérience, cherchait à ne ressembler à personne ni à rien on le voit à l'inaccoutumé et à l'étrange, à la lenteur et à l'embarras de sa marche. Plutôt que d'être commun, il sacrifiera quelque chose du naturel et de la simplicité. Quand il n'innove pas dans le fond, il innove dans la forme. D'une épopée il fait une élégie héroïque, du drame une scène, du tableau une miniature, du bloc un diamant; ou bien d'un atome il fait un monde, d'une goutte un océan : c'est, suivant l'ingénieuse remarque de M. Sainte-Beuve, la larme qui devient Eloa, la créature angélique, capable ensuite d'embellir le ciel et de charmer jusqu'aux enfers. En général, néanmoins, à tout autre procédé il préfère la cristallisation et la ciselure. Il est — on l'a dit le Benvenuto Cellini de la poésie.

Voyez ces quatre poëmes réservés : le Déluge, et surtout Dolorida, Moïse, Eloa. Le Déluge, cette grande description du grand cataclysme, où, au milieu de l'anéantissement universel, nous n'apercevons plus que ce couple d'Emmanuel et de Sara attendant en vain dans l'amour la clémence du ciel, c'est plus beau que le Déluge de Girodet, le maître du poëte, parce que c'est moins humain et moins réel, plus idéal et plus mystique. Et, dans l'ordre de la passion toute humaine, quelle scène que Dolorida, que ce dialogue entre l'amour infidèle et repentant et l'amour vengeur, jusqu'à la question inquiète et à la réponse terrible :

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Moïse coule d'une autre source. Malgré son titre biblique, il sort d'une psychologie toute moderne. C'est le néant de la grandeur et de la puissance, l'isolement douloureux du génie qui marche seul dans sa gloire sans aimer ni être aimé. - Eloa, poëme inspiré peut-être de Klopstock, est moins inégal, moins dépourvu d'unité que la Messiade; c'est, dans ses trois chants, un petit tout parfait par le mouvement de l'idéal et de la passion. Poëme d'outre-monde, poëme du ciel et de l'enfer, admirablement clair néanmoins, parce que la passion en est

empruntée à la terre, et que la passion s'y teint des couleurs d'icibas. Défaut, sans doute, au point de vue de l'orthodoxie, car nous ne saurions aimer la séduction et la chute transportées dans le ciel, la femme-ange, l'ange-femme, avec toutes les impressions voluptueuses, quoique voilées par un art d'une délicatesse exquise, que ce simple accouplement de mots réveille. On ira plus loin, et la divine Epopée de Soumet, fille d'Eloa, souillera le mystère du Golgotha et ôtera à l'édifice du mal, ce que ne fait pas M. de Vigny, son ciment éternel. Mais, à un point de vue tout littéraire, quel mélange harmonieux de descriptions et de drame, d'idéal et de réel, d'épopée, de roman et d'élégie ! Eloa est née d'une larme versée par le Christ sur son ami Lazare. Recueillie par les séraphins et renfermée par eux dans une urne de diamant, elle a été fécondée par un regard de l'éternel.

On vit alors, du sein de l'urne éblouissante,

S'élever une forme et blanche et grandissante,

une forme si belle que tous les habitants du ciel se pressèrent en foule autour d'elle pour l'admirer. Fille d'une larme de pitié et d'amour, elle sera l'ange gardien des anges. Elle apprend que l'un d'eux, le plus beau, gémit au fond de l'abîme, seul et sans amour. Elle ne maudit pas une larme et un tendre désir brillent sous sa paupière, elle étend ses ailes d'or, traverse les sphères, et, planant rêveuse sur les abîmes, elle aperçoit un pâle et bel adolescent couché sur un lit de vapeurs, et une voix douce et triste monte jusqu'à elle :

D'où viens-tu, belle archange? où vas-tu?

Le second chant, c'est la scène de la séduction, dans laquelle le poëte met aux prises la fourberie insinuante et le pudique effroi, l'impure fascination et la tremblante pitié. Vient le troisième chant, ou la chute :

. . Descends jusqu'à moi, car je ne puis monter.

Je t'aime et je descends; mais que diront les cieux?

Et la voix cruelle et triomphante du ravisseur, et la plainte tendre et dévouée de sa proie :

J'enlève mon esclave et je tiens ma victime.

- Tu paraissais si bon! oh! qu'ai-je fait ?

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Un crime.

Seras-tu plus heureux du moins? Es-tu content?

Plus triste que jamais. - Qui donc es-tu? - Satan!

Oh! pourquoi Eloa est-elle un ange? Que n'est-elle qu'une femme! Il n'y aurait rien de plus sublime que ce dévouement et cette abnéga

tion, se consolant presque de la ruine par l'espoir d'avoir allégé une souffrance. Quoi qu'il en soit, aux yeux d'une sévère orthodoxie, poétiquement, Eloa ne voit rien au-dessus d'elle dans la poésie contemporaine. C'est le chef-d'œuvre et la personnification de son auteur. Dans tous les sens possibles, M. de Vigny n'est et ne sera jamais que le chantre d'Eloa. Ce fut alors qu'il se rencontra pour la première fois avec MM. de Lamartine et Victor Hugo, ses grands rivaux en poésie. C'était dans le salon d'Alexandre Soumet. Victor Hugo lui dit :

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Quelque brillants que fussent les frères d'Eloa, ils étaient éclipsés par ce soleil, trop brillant lui-même pour les yeux de la foule. Rapportant des Pyrénées ces lauriers poétiques à défaut des lauriers de la guerre, M. de Vigny se consolait dans la pensée qu'il rapportait toujours la gloire. Mais il y avait là trop de rêve et d'impersonnalité, trop d'élévation d'idée et trop de science de forme, pour rendre un auteur populaire. Dans une exposition, la miniature attire peu la foule. Le succès allait venir d'ailleurs à M. de Vigny; mais tout en satisfaisant l'amour-propre de l'écrivain, il devait blesser cruellement l'orgueilleuse faiblesse du poëte. Dans les Pyrénées, outre ses poëmes, M. de Vigny avait conçu Cinq-Mars. Pendant qu'il en arrangeait le plan et la fable dans sa tête, il profitait des congés qu'il pouvait obtenir pour venir à Paris. Là, il s'enfermait dans les bibliothèques, lisait et méditait les Mémoires du cardinal de Retz et de Mme de Motteville, consultait tous les documents contemporains, en un mot, il recueillait tous les matériaux, les disposait dans sa pensée, en attendant qu'il pût construire. Dès son retour définitif à Paris, il écrivit son roman et l'y publia en 1826.

On sait l'histoire. Richelieu règne sous le nom de Louis XIII, qui ne peut se passer ni d'un maître ni d'un favori. Mais le favori, homme ou femme, soulève quelquefois le cœur du prince contre la domination du ministre, et Richelieu veut placer à la cour une créature de son choix. Il jette les yeux sur le jeune d'Effiat Cinq-Mars, plein de grâce et d'éclat avec ses vingt-deux ans. Cependant Cinq-Mars, piqué d'ambition, se lasse d'être un instrument et veut agir pour son compte. Déjà M. le Grand, c'est-à-dire grand écuyer, il aspire à être connétable, et se ligue avec tous les ennemis du cardinal qui s'y re

fuse. Il a l'assentiment du roi, et, pour assurer ses desseins, il ne craint pas de traiter avec l'Espagne. Une copie du traité tombe entre les mains de Richelieu, et le faible monarque abandonne son favori. Complice lui-même, Louis XIII était au-dessus de toute vengeance; Gaston y échappait par sa naissance et sa lâcheté, le duc de Bouillon en livrant Sedan pour sa rançon. Restait Cinq-Mars, saisi comme criminel d'Etat, et son ami de Thou, fils de l'historien, déclaré coupable pour n'avoir pas révélé le complot. Richelieu, alors mourant à Tarascon, recueille le reste de ses forces, traîne les deux jeunes prisonniers dans un bateau remorqué par le sien, et les fait exécuter à Lyon en passant.

Certes, il y avait là matière suffisante à un roman historique, en y joignant cet amour mystérieux entre Cinq-Mars et Marie de Gonzague, la future reine de Pologne, qui poussait peut-être son amant à ces projets d'une ambition folle, pour l'élever jusqu'à elle. Mais cela ne suffit pas à M. de Vigny. Il a une théorie qu'il a formulée, dès 1827, à la tête d'une édition postérieure de son roman, dans des Réflexions sur la vérité dans l'art, théorie consistant à sacrifier le fait à l'idée, le personnage au rôle que lui prête l'écrivain, l'histoire au roman, la réalité à la fiction. « J'ai peu de goût, il faut bien que je le confesse, « a dit M. Molé dans sa belle réponse au discours de réception de « M. de Vigny, j'ai peu de goût pour ces atteintes si profondes portées « à la vérité, et par conséquent à la moralité de l'histoire. » M. Molé acceptait néanmoins le roman historique de Walter Scott; mais le système de M. de Vigny est tout au rebours du système du romancier écossais. Tandis que l'un jette des personnages tout fictifs sur un fond historique pour leur donner vie et relief, l'autre jette des personnages historiques sur un fond tout fictif, et leur ôte la vérité et la vie comme à l'histoire elle-même. Qu'on suppose l'histoire écrite toute en ce genre: elle attirera exclusivement la foule, qui préfère toujours les compositions romanesques aux compositions sérieuses; l'impression qui en sera la résultante deviendra l'opinion commune, et l'histoire tout entière sera faussée. Voyez ce qu'a fait M. de Vigny, à travers ses fictions, ses combinaisons ingénieuses mais romanesques, de personnages rigoureusement historiques, appartenant à la vérité plus qu'à l'art ou bien il les a grandis dans des proportions ridicules, comme ce petit étourdi de Cinq-Mars, qui n'a d'intéressant que sa jeunesse et sa mort; ou bien il les a amoindris et dénaturés, les a transformés en personnages de mélodrame, quand il n'en a pas fait de vraies cari

catures; ou bien, enfin, il les a groupés forcément dans des milieux impossibles, comme dans le salon de Marion de Lorme, où il réunit à la fois Corneille, Milton, Descartes, Molière et les premiers académiciens. Trop de détails nous sont interdits par la forme de cette étude; mais, pour citer encore quelques exemples, voyez ce P. Joseph, l'Eminence grise, cette moitié de l'âme et du génie de Richelieu, mort depuis quatre ans et ressuscité par M. de Vigny pour ne jouer qu'un vil rôle d'espion, pour écouter toujours derrière les portes et les tapisseries, et jusque dans le confessionnal où il se substitue à l'abbé Quillet, le confesseur attendu, entre Cinq-Mars et Marie. Voyez Laubardemont, personnage peu aimable, il faut en convenir, mais qui n'a jamais été marqué au front d'un crucifix rouge, qui n'a jamais eu de nièce religieuse courant les champs dans sa folie, ni de fils brigand et contrebandier, pour jouer avec lui une scène de boulevard dans les Pyrénées, à l'effet de faire livrer le traité de Cinq-Mars avec l'Espagne. Voyez surtout Richelieu, ce grand homme, à tout prendre, même pour ceux qui, comme nous, sont loin d'applaudir à tous les actes de sa politique : que devient-il entre les mains de M. de Vigny? Un croque-mitaine ridicule, qui ne cesse de promener la main sur le dos de son chat que pour la mettre à la hache du bourreau. Il est vrai qu'il fallait bien le rabaisser et l'aplatir, pour que ce nain de Cinq-Mars atteignît à sa taille ! C'est contre cette profanation historique que s'éleva surtout M. Molé, lorsque, reprenant à l'Académie la tradition interrompue de la louange du grand cardinal, il dit à M. de Vigny : « Vous << trouverez naturel, sans doute, qu'au sein de cette Compagnie dont <«< il a été l'illustre fondateur, il s'élève une voix pour rappeler la << gloire et défendre au besoin la mémoire du cardinal de Richelieu.» Que dire de cette fantasmagorie, de cette mascarade de Loudun, au milieu de laquelle M. de Vigny nous arrête dès le début, pendant plusieurs chapitres de son roman? Quelle nécessité avait Cinq-Mars d'aller prendre congé de l'abbé Quillet, son ancien précepteur, et de nous retenir avec lui devant tant d'odieux spectacles? Odieux, disonsnous, moins pour ce qu'ils ont été dans la vérité de l'histoire, que pour ce qu'ils sont dans les pages de M. de Vigny; car on n'a pas tranché le problème des possessions de Loudun par les mots de mensonge, d'hypocrisie et de cruauté. Mais ne fallait-il pas, du premier coup, barbouiller de fiel et de sang la figure de Richelieu, nous l'offrir comme un monstre en nous racontant «< son plus grand crime? » Oui, son plus grand crime, dit sérieusement M. de Vigny. La mort

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