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CATHOLIQUE.

TRENTIEME VOLUME.

L'ACADEMIE FRANÇAISE ET LES ACADÉMICIENS.

LE XIV FAUTEUIL.

(Suite.)

LE DUC DE RICHELIEU.

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LUCIEN BONAPARTE.

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Notre pensée ne peut être de raconter ici la vie du duc de Richelieu, cette longue vie de quatre-vingt-douze ans, véritable trait d'union, transition plutôt, entre la France du XVIe siècle et la France révolutionnaire. A d'autres sa vie publique et sa vie privée, ses campagnes et ses gouvernements, son administration et ses ambassades, ses duels et ses emprisonnements à la Bastille ; à d'autres surtout le proxénète, à d'autres celui qui fut appelé le mari de toutes les femmes, excepté de la sienne. Un mot seulement de l'académicien, du grand seigneur dans ses rapports avec les gens de lettres.

Il n'avait que vingt-quatre ans, lorsque ses amis lui persuadèrent de demander la succession de Dangeau. Il aurait pu offrir à l'Académie des titres bien nombreux; mais ce n'eût été que ses billets doux. Il se contenta de se présenter à elle comme petit-neveu de son fondateur, et il fut élu d'une seule voix. Trois académiciens, Fontenelle, Destouches et Campistron lui offrirent leurs services pour son discours de réception, et se mirent à la torture pour lui fabriquer cette pièce d'éloquence; mais l'un avait trop l'esprit lettré, et les autres n'avaient pas du tout l'esprit du grand monde. Il prit seulement.

quelques traits des trois compositions, sur lesquelsál jeta tout l'éclat de ses belles grâces et de son goût exquis, et il en résulta um des meilleurs discours que l'Académie eût entendus, notamment le plus bel éloge de Louis XIV. Par exemple, dans le manuscrit, trouvé après sa mort, pas la moindre trace d'orthographe. Douze ans après, en 1732, il héritait à la fois de la place à l'Académie des inscriptions et belles-lettres et de la veuve du président de Maisons. Au moins son discours de réception à l'Académie était-il à peu près de lui. Il n'en fut pas ainsi de celui qu'il prononça en 1748, comme directeur de la Compagnie, pour féliciter le roi de la paix. Il avait prié Voltaire de le lui composer. Voltaire montra le discours à Mme Du Châtelet, laquelle le montra à Mme de Boufflers, laquelle en prit copie et le fit circuler; si bien que, le jour venu, au moment où Richelieu prononçait une phrase de son compliment, il s'entendait prévenir par plusieurs personnes de l'auditoire qui entonnaient déjà la phrase suivante. Il fut courroucé, et demeura longtemps brouillé avec Voltaire. Mais Voltaire sut si bien flatter celui qu'il n'appelait jamais que son héros, et le prodigue débauché avait un si continuel besoin de la bourse de son banquier de Ferney, qu'ils se réconcilièrent. Et, ici, notons les contradictions de cet homme, de sa conduite et de ses doctrines. Adorateur du gouvernement de Louis XIV, Richelieu n'était rien moins que révolutionnaire. Il n'aimait pas les parlements et poussait le roi à leur résister. Quand il apprit la prochaine réunion de l'assemblée des notables: « Quelle peine, dit-il, Louis XIV eût infligée << au ministre qui lui aurait proposé une pareille mesure! » Dans ses relations les plus intimes avec Voltaire pas plus que dans le débordement de ses mœurs, il ne puisa d'impiété systématique. De Voltaire seul il tolérait les attaques contre la religion; et, du reste, il disait : « On n'a rien de mieux à mettre à la place; c'est troubler l'ordre pu«<blic que d'écrire contre. » Aussi, n'aimait-il ni les philosophes, ni les gens de lettres, presque tous engagés alors dans la guerre antichrétienne. A l'Académie française, il était le chef de la faction des Bonnets, opposée à celle des Chapeaux que commandait d'Alembert. Chacun des deux partis se disputait des élections, et Richelieu, - par des moyens qui n'avaient pas toujours l'honnêteté du but, écartait impitoyablement les candidatures philosophiques. C'était à table ordinairement, inter pocula et scyphos, qu'il organisait la lutte et donnait le mot d'ordre à sa faction. C'est ainsi que, l'avant-veille de l'élection presque assurée de Gaillard, il produisit et fit triompher la

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candidature de Roquelaure. Il est vrai que bientôt, vaincu par les persécutions de Voltaire, qui voulait absolument donner l'exclusion au nasillonneur de Brosses, il accorda son suffrage à Gaillard; mais, l'année suivante (1772), il prit sa revanche. La mort de Duclos laissait vaquer à la fois un fauteuil et les fonctions de secrétaire perpétuel; un autre fauteuil restait vacant par la mort de Bignon. Richelieu fit d'abord écrire une lettre royale au duc de Nivernais, alors directeur, recommandant d'apporter la plus grande attention au choix des académiciens, à leurs mœurs, à leurs opinions, afin d'épargner à Sa Majesté le désagrément de rejeter ceux que la Compagnie lui présenterait; puis, malgré les obsessions de Voltaire, il annonça que si d'Alembert, candidat au secrétariat, était nommé, il lui ferait donner l'exclusion par le roi. D'Alembert fut nommé quand même et agréé par la cour. Richelieu songea à reconquérir ses avantages sur le terrain des deux élections. L'Académie portait Suard, très-lié avec les philosophes, et Delille, qui semblait n'avoir contre lui que la recommandation de Voltaire. Richelieu, quelles que fussent les raisons de son antipathie, ne voulait ni de l'un ni de l'autre. Toutefois, voyant qu'il ne pourrait l'emporter de vive force et de front, il usa d'obliquité et de ruse. I feignit de l'empressement pour les deux candidats, et introduisit ainsi un cas de nullité dans leur élection en les faisant nommer dans la même séance. Trois jours après, il apportait au duc de Nivernais, avec un air de consternation affectée, une lettre du duc de la Vrillière annonçant à l'Académie que le roi ne ratifiait pas les nominations. C'était lui, évidemment, qui l'avait inspirée; ce fut lui encore qui souffla au roi ses réponses au duc de Nivernais sur les motifs de l'exclusion : les deux candidats étaient encyclopédistes, bien que ni l'un ni l'autre n'eût écrit un mot dans l'Encyclopédie; au moins Suard était-il lié d'amitié avec la secte, et, d'ailleurs, une indiscrétion lui avait mérité le retrait de la direction de la Gazette; quant à Delille, ses fonctions de régent au collège de la Marche étaient incompatibles avec la place d'académicien, outre qu'il était trop jeune : il avait trente-quatre ans, dix ans de plus que n'avait Richelieu lors de sa nomination! Enfin, dernier motif, et celui-là irréfutable, les deux élections étaient nulles pour vice de forme. Richelieu, par sa duplicité, se vit en butte aux fureurs de ses confrères; il y mit le comble par son persillage. A ceux qui se plaignaient qu'il n'eût pas épargné un tel affront à la Compagnie en sondant les intentions du roi avant l'élection, ce que sa position à la cour lui rendait facile : « Eh! Messieurs, répon

<< dit-il, le roi me parle, mais je ne parle pas au roi. Je ne puis l'in- ́ << terroger sur ses goûts. Demandez au sieur Nestier, qui lui a fourni << tant de chevaux : il est encore à savoir celui qui a plu davantage à << Sa Majesté. » Delille et Suard furent plus tard réélus. — En attendant, on leur substitua Beauzée et Bréquigny. Pour leur gagner le suffrage de Richelieu, Marmontel, dans un festin chez le duc, chercha d'abord à le réconcilier avec le chef des Chapeaux: « D'Alembert est <«< un bonhomme, lui dit-il; jamais le sentiment de la haine n'a pris << racine dans son cœur. Il a épousé l'Académie. Aimez sa femme, << monsieur le maréchal, comme vous en aimez tant d'autres, et venez a la voir quelquefois; il vous en saura gré et vous recevra bien, << comme font tant d'autres maris. » Puis Marmontel lui recommanda ses deux candidats : « Eh! bien, dit le Lovelace satisfait, voilà deux <«< hommes estimables; il faut nous réunir pour eux. » L'élection fut unanime. Richelieu ne renonça pas, toutefois, à sa faction ni à son rôle. Aussi, l'année suivante, Voltaire, irrité du despotisme que son héros, son Childebrand, disait d'Alembert, exerçait sur l'Académie, chercha à l'adoucir dans l'épître dédicatoire de ses Lois de Minos. Il lui écrivait : « A qui appartiendra-t-il plus d'être le soutien « des beaux-arts qu'au neveu de leur principal fondateur? C'est un << devoir attaché à votre nom... C'est à vous de protéger la véritable philosophie, également éloignée de l'irréligion et du fanatisme. « Quelles autres mains que les vôtres sont faites pour porter au trône <«<les fleurs et les fruits du génie français, et pour en écarter la ca«<lomnie? A quel autre qu'à vous les académiciens pourraient-ils << avoir recours dans leurs travaux et dans leurs afflictions? Et quelle gloire pour vous, dans un âge où l'ambition est assouvie et où les << vains plaisirs ont disparu comme un songe, d'être, dans un loisir << honorable, le père de vos confrères ! L'âme du grand Armand s'ap<< plaudirait plus que jamais d'avoir fondé l'Académie. >> Voltaire attendait beaucoup de cette pièce d'éloquence. D'Alembert, à qui il l'envoya, lui répondit : « A laver la tête d'un Maure, on y perd sa << peine. >> D'Alembert voyait juste, et Richelieu ne fut que fâché. Voltaire revint en vain à la charge : l'avénement seul de Louis XVI, en ôtant tout crédit au vieux débauché, arracha l'Académie philosophique à sa gênante tutelle.

Voilà l'académicien en Richelieu. De l'écrivain, on ne sait que dire. Il existe sur lui deux ouvrages : les Mémoires, dont quatre volumes parurent en 1790, et cinq autres en 1793; la Vie privée, publiée en

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