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action contre eux, si leur immunité eût été pleine et définitive, ils seraient étrangers aux poursuites, et, par une fiction légale, étrangers même au délit, s'il en existe.

Dans ce cas, nous les aurions appelés aux débats, non plus comme consorts, mais comme témoins; et certes, l'appui moral de ces hommes sur qui une partie de la France s'est reposée du soin de stipuler ses plus grands intérêts, aurait été de quelque valeur dans la délibération de Messieurs les jurés.

Eh bien, Messieurs; ce grand avantage, la réserve insérée dans l'arrêt nous l'enlève. Elle les marque au front du stigmate de la complicité : ils ne peuvent plus rien pour nous, plus rien pour eux-mêmes. Leur témoignage est sans valeur, parce qu'ils serviraient leur cause en parlant dans la nôtre.

Messieurs, est-ce au temps où nous vivons, et contemporairement au grand spectacle que nous donnons à l'univers, en fondant les garanties de nos droits politiques et civils, qu'on violerait à notre égard le plus sacré de tous, celui de la pleine défense en matière criminelle?

Non, Messieurs; et il vous est réservé de prévenir les conséquences graves de l'erreur que nous relevons dans l'instruction de ce procès.

Si le temps a manqué au ministère public pour remplir les formalités qui doivent précéder la mise en jugement de MM. les députés, l'ajournement aux prochaines assises lui permettra de satisfaire à ce préalable.

Rien n'est d'ailleurs en péril; alors, comme aujourd'hui, les prévenus viendront subir l'épreuve à laquelle on les a soumis.

Mais nous serons rentrés dans l'ordre légal; Les règles, les formes protectrices de l'innocence auront été observées.

Et au jour attendu avec une égale impatience par le public et par les parties; au jour où un grand acte de justice terminera ce mémorable procès, votre arrêt, quel qu'il soit, commandera les hommages et le respect. »

M. De Broë, avocat - général, - général, répond à peu près en ces termes :

« On reconnaît, dit-il, dans le ministère public, le droit de diriger des poursuites dans l'intérêt de la société; mais est-il obligé de poursuivre telle ou telle personne, et surtout doit-il compte à celles qu'il poursuit?

Non, Messieurs, il n'existe dans le Code aucune disposition semblable: ce n'est que dans le cas où une injonction lui est faite par le ministre de la justice, aux termes de l'article 274 du Code d'instruction criminelle, que l'action du ministère public est forcée.

On invoque l'intérêt de ceux qui figurent au procès comme prévenus: s'il était vrai que cet intérêt fût réel dans la cause, les individus contre lesquels les poursuites sont dirigées pourraient tirer, de l'absence des autres cosignataires de l'écrit inculpé, toutes les inductions qu'ils croiraient utiles à leur défense: mais ce n'est pas un motif pour contraindre le ministère public à exercer son action contre des personnes à l'égard desquelles il a cru devoir se borner à de simples réserves.

Rien n'empêchera les prévenus d'appeler comme témoins les députés qu'ils veulent signaler comme leurs

complices; et les réserves faites à leur égard dans l'arrêt de renvoi ne s'y opposent en aucune manière.

D'ailleurs, toute équivoque est impossible sur l'objet de la prévention; elle se compose d'un fait matériel, la rédaction et la publication d'un écrit signalé comme coupable; et chacun des prévenus peut se justifier, s'il est possible, de sa participation à ce fait, sans qu'il soit nécessaire d'appeler d'autres parties. Nous requérons donc qu'il soit passé outre aux débats. »

Me Tripier: « Messieurs, s'il était vrai que la loi n'eût pas prévu le cas qui nous occupe, et si vous n'étiez revêtus que d'une sorte de pouvoir discrétionnaire, l'intérêt du prévenu et celui de la société toute entière vous imposeraient le devoir d'admettre le sursis qui vous est demandé.

Peut-être le ministère public a-t-il usé de son droit, en bornant la prévention aux personnes qu'il a voulu désigner, à l'exclusion des autres; mais là son droit s'est accompli. Votre juridiction souveraine commence au moment où il s'agit de décider s'il doit être passé outre aux débats; et ici, quand vous êtes convaincus que la présence des membres de la Chambre des députés est indispensable pour fixer la prévention sur ses véritables bases, votre amour pour la justice et la vérité vous prescrit, je ne crains pas de le dire, le devoir d'ordonner un sursis aux débats.

Ainsi, la prévention tombera de plein droit, quoi qu'en ait dit le ministère public, à l'égard des éditeurs des journaux, si MM. Lafitte, Benjamin-Constant, d'Argenson et les autres membres de la Chambre viennent déclarer qu'ils ont eux-mêmes remis l'article du

30 mars à l'éditeur du Constitutionnel, qui l'a communiqué sur-le-champ aux rédacteurs des autres jour

naux.

Quant aux signataires de l'écrit du 31 mars, on les accuse d'abord de complicité dans la publication de l'article consigné la veille dans divers journaux; mais cette prévention de complicité tombe, si les auteurs de l'article, ou ceux qui veulent en assumer sur eux toute la respónsabilité, se présentent devant la justice.

Relativement au chef particulier de prévention, qu'on rattache à l'écrit du 31 mars, il n'est pas d'un moindre intérêt, pour ceux qu'on a mis en prévention, comme signataires de cet écrit, de voir figurer à côté d'eux les membres honorables de la Chambre des députés, qui sont les véritables créateurs de l'établissement, dont l'existence a été annoncée au public par le prospectus du 31 mars, d'autant que les qualités personnelles de ces prétendus complices suffiraient pour faire repousser la prévention qu'on veut faire planer sur nos cliens. »

En terminant, Me Tripier se livre à une discussion de droit approfondie, pour justifier les conclusions prises par Me Darrieux.

M. l'avocat-général se borne à déclarer qu'il persiste dans ses conclusions.

Mc Dupin: « Messieurs, croyez qu'il en coûte beaucoup aux prévenus de se voir obligés d'employer préjudiciellement des moyens de forme qui retarderont le jugement du procès, et qui auront pour effet d'éloigner l'époque d'un acquittement sur lequel leur innocence leur donne droit de compter, et dont l'honorable composition du jury actuel

!

leur offre un gage si rassurant!... Mais, c'est à ceux qui souffrent pour les principes, à les défendre. Je ne reproduirai pas les argumens qui viennent de vous être présentés avec tant de force et de solidité, par les deux habiles confrères qui m'ont précédé; mais on nie l'évidence, il faut donc la prouver; on se méprend sur le sens de la loi, il importe de le fixer. »

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Ici, Me Dupin pose comme une règle fondamentale, en fait de jurisprudence criminelle, que l'indivisibilité du délit entraîne celle de la procédure, et que tous les prévenus d'un même délit doivent être jugés simultanément. A l'appui de son opinion, il cite l'ouvrage de M. Legraverend sur la Législation criminelle, et le commentaire de M. Carnot qui, en sa qualité de membre de la Cour suprême, de cette Cour qui a pour devise la loi, est parlà même un de ses plus sûrs interprètes.

Il prouve, par les articles 226 et 227 du Code d'instruction criminelle, que lorsqu'il s'agit de délits connexes, il doit être statué à l'égard de tous les prévenus par un seul et même arrêt. Or ici, dit-il, il y a plus que connexité; il y a identité. Il s'agit effectivement du fait unique d'une souscription établie par plusieurs individus dans les mêmes circonstances; et ce fait, délit ou non, est prouvé avec une égale certitude pour les uns, comme pour les autres; il l'est pour tous également, ou ne l'est pour aucun. Le fait étant indivisible, les auteurs de ce fait étaient inséparables. Pourquoi ont-ils donc été traités d'une manière si différente?

On objecte le pouvoir en quelque façon discrétionnaire du ministère public: il poursuit à son gré les délits et les

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