Images de page
PDF
ePub

tion dans le sens que je vous présente maintenant, il pourrait bien avoir raison. Des siècles peuvent s'écouler justement entre l'acte méritoire et la récompense, comme entre le crime et le châtiment. Le roi ne peut naître, il ne peut mourir qu'une fois : il dure autant que la royauté. S'il devient coupable, il est traité avec poids et mesure : il est, suivant les circonstances, averti, menacé, humilié, suspendu, emprisonné, jugé ou sacrifié.

Après avoir examiné l'homme, examinons ce qu'il y a de plus merveilleux en lui, la parole; nous trouverons encore le même mystère, c'est-à-dire, division inexplicable et tendance vers une certaine unité tout aussi inexplicable. Les deux plus grandes époques du monde spirituel sont sans doute celle de Babel, où les langues se divisèrent, et celle de la Pentecôte, où elles firent un merveilleux effort pour se réunir : on peut même observer là-dessus, en passant, que les deux prodiges les plus extraordinaires dont il soit fait mention dans l'histoire de l'homme sont, en même temps, les faits les plus certains dont nous ayons connaissance. Pour les contester il faut manquer à la fois de raison et de probité.

Voilà comment tout ayant été divisé, tout désire la réunion. Les hommes, conduits par ce sentiment, ne cessent de l'attester de mille manières. Ils ont voulu, par exemple, que le mot union signifiât la tendresse, et ce mot de tendresse même ne signifie que la disposition à l'union. Tous leurs signes d'attachement (autre mot créé par le même sentiment) sont des unions matérielles. Ils se touchent la main, ils s'embrassent. La bouche étant l'organe de la parole, qui est elle-même l'organe et l'expression de l'intelligence, tous les hommes ont cru qu'il y avait dans le rap prochement de deux bouches humaines quelque chose de sacré qui annonçait le mélange de deux âmes. Le vice s'empare de tout et se sert de tout, mais je n'examine que le principe.

ой

La religion a porté à l'autel le baiser de paix avec grande connaissance de cause: je me rappelle même avoir rencontré, en feuilletant les saints pères, des passages où ils se plaignent que le crime ose faire servir à ses excès un signe saint et mystérieux. Mais soit qu'il assouvisse l'effronterie, soit qu'il effraie la pudeur, ou qu'il rie sur les lèvres pures de l'épouse et de la mère, d'où vient sa généralité et sa puissance?

Notre unité mutuelle résulte de notre unité en Dieu tant célébrée par la philosophie même. Le système de Mallebranche de la vision en Dieu n'est qu'un superbe commentaire de ces mots si connus de saint Paul: C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être. Le panthéisme des stoïciens et celui de Spinosa sont une corruption de cette grande idée, mais c'est toujours le même principe, c'est toujours cette tendance vers l'unité. La première fois que je lus dans le grand ouvrage de cet admirable Mallebranche, si négligé par son injuste et aveugle patrie: Que Dieu est le lieu des esprits comme l'espace est le lieu des corps, je fus ébloui par cet éclair de génie et prêt à me prosterner. Les hommes ont peu dit de choses aussi belles.

J'eus la fantaisie jadis de feuilleter les œuvres de madame Guyon, uniquement parce qu'elle m'avait été recommandée par le meilleur de mes amis, François de Cambrai. Je tombai sur un passage du commentaire sur le Cantique des Cantiques, où cette femme célèbre compare les intelligences humaines aux eaux courantes qui sont toutes parties de l'Océan, et qui ne s'agitent sans cesse

que pour y retourner. La comparaison est suivie avec beaucoup de justesse; mais vous savez que les morceaux de prose ne séjournent pas dans la mémoire. Heureusement je puis y suppléer en vous récitant des vers inexprimablement beaux de Métastase (1), qui a traduit madame Guyon, à moins qu'il ne l'ait rencontrée comme par miracle.

[blocks in formation]

(Virg., Æn., IX, 775-776.) 1. - Voici le passage de Mad. Guyon, indi

Metast. Artas. In, qué dans le dialogue : — « Dieu étant notre dernière fin, l'âme peut << sans cesse s'écouler dans lui comme dans son terme et son centre, et

y

être mêlée et transformée sans en ressortir jamais. Ainsi qu'un

<< fleuve, qui est une eau sortie de la mer et très distincte de la mer,

<< se trouvant hors de son origine, tâche par diverses agitations de se rapprocher de la mer, jusqu'à ce qu'y étant enfin retombé, il se

[ocr errors]

perde et se mélange avec elle, ainsi qu'il y était perdu et mêlé avant « que d'en sortir; et il ne peut plus en être distingué. » ( Comment. sur le Cantique des Cantiques; in-12, 1687, chap. I, v. 1.)

L'illustre ami de madame Guyon exprime encore la même idée dans

Mais toutes ces eaux ne peuvent se mêler à l'Océan sans se mêler ensemble, du moins d'une certaine manière que je ne comprends pas du tout. Quelquefois je voudrais m'élancer hors des limites étroites de ce monde ; je voudrais anticiper sur le jour des révélations et me plonger dans l'infini. Lorsque la double loi de l'homme sera effacée, et que ces deux centres seront confondus il sera UN car n'y ayant plus de combat dans lui, où prendrait-il l'idée de la duité? Mais, si nous considérons les hommes les uns à l'égard des autres, qu'en sera-t-il d'eux lorsque le mal étant anéanti, il n'y aura plus de passion ni d'intérêt personnel? Que deviendra le moi, lorsque toutes les pensées seront communes comme les désirs, lorsque tous les esprits se verront comme ils sont vus? Qui peut comprendre, qui peut se représenter cette Jérusalem céleste où tous les habitants, pénétrés par le même esprit, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront

son Télémaque. La raison, dit-il, est comme un grand océan de lumières : nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre. (Liv. IV.) On sent dans ces deux morceaux deux âmes mélées.

« PrécédentContinuer »