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Les mathématiques mêmes sont soumises à cette loi, quoiqu'elles soient un instrument plutôt qu'une science, puisqu'elles n'ont de valeur qu'en nous conduisant à des connaissances d'un autre ordre: comparez les mathématiciens du grand siècle et ceux du suivant. Les nôtres furent de puissants chiffreurs: ils manièrent avec une dextérité merveilleuse et qu'on ne saurait trop admirer les instruments remis entre leurs mains; mais ces instruments furent inventés dans le siècle de la foi et même des factions religieuses, qui ont une vertu admirable pour créer les grands caractères et les grands talents. Ce n'est point la même chose d'avancer dans une route ou de la découvrir.

Le plus original des mathématiciens du XVIIIe siècle, autant qu'il m'est permis d'en juger, le plus fécond, et celui surtout dont les travaux tournèrent le plus au profit de l'homme (ce point ne doit jamais être oublié) par l'application qu'il en fit à l'optique et à l'art nautique, fut Léonard Euler, dont la tendre piété fut connue de tout le monde, de moi surtout, qui ai pu si longtemps l'admirer de près.

Qu'on ne vienne donc point crier à l'illu

minisme, à la mysticité. Des mots ne sont rien; et cependant c'est avec ce rien qu'on intimide le génie et qu'on barre la route des découvertes. Certains philosophes se sont avisés dans ce siècle de parler de causes : mais quand voudra-t-on donc comprendre qu'il ne peut y avoir de causes dans l'ordre matériel, et qu'elles doivent toutes être cherchées dans un autre cercle ?

Or, si cette régle a lieu, même dans les sciences naturelles, pourquoi, dans les sciences d'un ordre surnaturel, ne nous livrerionsnous pas, sans le moindre scrupule, à des recherches que nous pourrions aussi nommer surnaturelles? Je suis étonné, M. le comte, de trouver en vous les préjugés auxquels l'indépendance de votre esprit aurait Fa échapper aisément.

LE COMTE.

Je vous assure, mon cher ami, qu'il pourrait bien y avoir du mal entendu entre nous, comme il arrive dans la plupart des discussions. Jamais je n'ai prétendu nier, Dieu m'en préserve, que la religion ne soit la mère de la science : la théorie et l'expérience se réunissent pour proclamer cette

vérité. Le sceptre de la science n'appartient à l'Europe que parce qu'elle est chrétienne, Elle n'est parvenue à ce haut point de civilisation et de connaissances que parce qu'elle a commencé par la théologie; parce que les universités ne furent d'abord que des écoles de théologie, et parce que toutes les sciences, greffées sur ce sujet divin, ont manifesté la sève divine par une immense végétation. L'indispensable nécessité de cette longue préparation du genie européen est une vérité capitale qui a totalement échappé aux discoureurs modernes. Bacon même, que vous avez justement pincé, s'y est trompé comme des gens bien au-dessous de lui. Il est tout à fait amusant lorsqu'il traite ce sujet, et surtout lorsqu'il se fache contre la scolastique et la théologie. Il faut en convenir, cet homme célèbre a paru méconnaître entièrement les préparations indispensables pour que la science ne soit pas un grand mal. Apprenez aux jeunes gens la physique et la chimie avant de les avoir imprégnés de religion et de morale; envoyez à une nation neuve des académiciens avant de lui avoir envoyé des missionnaires, et vous verrez le résultat. On peut même, je crois, prouver jusqu'à

la démonstration qu'il y a dans la science, si elle n'est pas entièrement subordonnée aux dogmes nationaux, quelque chose de caché qui tend à ravaler l'homme, et à le rendre surtout inutile ou mauvais citoyen: ce prin cipe bien développé fournirait une solution. claire et péremptoire du grand problême de l'utilité des sciences, problême que Rousseau a fort embrouillé dans le milieu du dernier siècle avec son esprit faux et ses demi-connaissances (1).

Pourquoi les savants sont-ils presque tou

(1) L'étude des sciences naturelles a son excès comme tout le reste, et nous y sommes arrivés. Elles ne sont point, elles ne doivent point être le but principal de l'intelligence, et la plus haute folie qu'on pût commettre serait celle de s'exposer à manquer d'hommes pour avoir plus de physiciens. Philosophe, disait très bien Sénèque, commencc par l'étudier toi-même avant d'étudier le monde. (Ep. Lxv.) Mais les paroles de Bossuet frappent bien plus fortement, parce qu'elles tombent de plus haut.

« L'homme est vain de plus d'une sorte : ceux-là pensent être les plus << raisonnables qui sont vains des dons de l'intelligence... : à la vérité, <«< ils sont dignes d'être distingués des autres, et ils font un des plut <«< beaux ornements du monde; mais qui les pourrait supporter, lorsque « aussitôt qu'ils se sentent un peu de talent.... ils fatiguent toutes les « oreilles.... et pensent avoir droit de se faire écouter sans fin, et de << décider de tout souverainement? O justesse dans la vie! ó égalite « dans les mœurs! 6 mesure dans les passions! riches et véritables or«nements de la nature raisonnable, quand est ce que nous apprendrons « à vous estimer! » (Sermon sur l'honneur.)

jours de mauvais hommes d'états, et en gå néral inhabiles aux affaires ?

D'où vient au contraire que les prêtres (je dis les PRÊTRES) sont naturellement hommes d'état ? c'est-à-dire, pourquoi l'ordre sacerdotal en produit-il davantage, proportion gardée, que tous les autres ordres de la société ? surtout de ces hommes d'état naturels, si je puis m'exprimer ainsi, qui s'élancent dans les affaires et réussissent sans préparation, tel par exemple que Charles V et son fils en employèrent beaucoup, et qui nous étonnent dans l'histoire?

Pourquoi la plus noble, la plus forte, la plus puissante des monarchies a-t-elle été faite, au pied de la lettre, par des ÉVÊQUES (c'est un aveu de Gibbon) comme une ruche est faite par des abeilles ?

Je ne finirais pas sur ce grand sujet; mais, mon cher sénateur, pour l'intérêt même de cette religion et pour l'honneur qui lui est dû, souvenons-nous qu'elle ne nous recommande rien tant que la simplicité et l'obéis sance. De qui notre argile est-elle mieux connue que de Dieu? J'ose dire que ce que nous devons ignorer est plus important pour nous que ce que nous devons savoir. S'il a placé

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