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LE CHEVALIER.

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Vous ne dites rien de trop : avant ma vingtquatrième année révolue, j'avais vu trois fois l'enthousiasme du carnage je l'ai éprouvé moi-même, et je me rappelle surtout un moment terrible ou j'aurais passé au fil de l'épée une armée entière, si j'en avais eu le pouvoir.

LE SÉNATEUR.

Mais si, dans le moment où nous parlons, on vous proposait de saisir la blanche colombe avec le froid d'un cuisinier, puis...

sang

LE CHEVALIER.

Fi donc! vous me faites mal au cœur !

LE SÉNATEUR.

Voilà précisément le phénomène dont je vous parlais tout à l'heure. Le spectacle épouvantable du carnage n'endurcit point le véritable guerrier. Au milieu du sang qu'il fait couler, il est humain comme l'épouse est chaste dans les transports de l'amour. Dès qu'il a remis l'épée dans le fourreau, la sainte humanité reprend ses droits, et peut-être que les sentiments les plus exaltés et les plus géné reux se trouvent chez les militaires. Rappe

?

lez-vous, M. le chevalier, le grand siècle de la France. Alors la religion, la valeur et la science s'étant mises pour ainsi dire en équi libre, il en résulta ce beau caractère que tous les peuples saluèrent par une acclamation unanime comme le modèle du caractère européen. Séparez-en le premier élément l'ensemble, c'est-à-dire toute la beauté, disparaît. On ne remarque point assez combien cet élément est nécessaire à tout, et le rôle qu'il joue là même où les observateurs légers pourraient le croire étranger. L'esprit divin qui s'était particulièrement reposé sur l'Europe adoucissait jusqu'aux fléaux de la justice éternelle, et la guerre européenne marquera toujours dans les annales de l'univers. On se tuait, sans doute, on brûlait, on ravageait, on commettait même si vous voulez mille et mille crimes inutiles, mais cependant on commençait la guerre au mois de mai; on la terminait au mois de décembre; on dormait sous la toile; le soldat seul combattait le soldat. Jamais les nations n'étaient en guerre, et tout ce qui est faible était sacré à travers les scènes lugubres de ce fléau dévastateur.

C'était cependant un magnifique spectacle

que celui de voir tous les souverains d'Europe, retenus par je ne sais quelle modération impérieuse, ne demander jamais à leurs peuples, même dans le moment d'un grand péril, tout ce qu'il était possible d'en obtenir ils se servaient doucement de l'homme, et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie aucun de ces coups qui peuvent rejaillir gloire, honneur, louange éternelle à la loi d'amour proclamée sans cesse au centre de l'Europe! Aucune nation ne triomphait de l'autre la guerre antique n'existait plus que dans les livres ou chez les peuples assis à l'ombre de la mort; une province, une ville, souvent même quelques villages, terminaient, en changeant de maître, des guerres acharnées. Les égards mutuels, la politesse la plus recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La bombe, dans les airs, évitait le palais des rois; des danses, des spectacles, servaient plus d'une fois d'intermèdes aux combats. L'officier ennemi invité à ces fêtes venait y parler en riant de la bataille qu'on devait donner le lendemain; et, dans les horreurs mêmes de la plus sanglante mêlée, l'oreille du mourant pou

vait entendre l'accent de la pitié et les formules de la courtoisie. Au premier signal des combats, de vastes hôpitaux s'élevaient de toutes parts la médecine, la chirurgie, la pharmacie, amenaient leurs nombreux adeptes; au milieu d'eux s'élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paul, plus grand, plus fort que l'homme, constant comme la foi, actif comme l'espérance, habile comme l'amour. Toutes les victimes vivantes étaient recueillies, traitées, consolées toute plaie était touchée par la main de la science et par celle de la charité !... Vous parliez tout à l'heure, M. le chevalier, de légions d'athées qui ont obtenu des succès prodigieux je crois que si l'on pouvait enrégimenter des tigres, nous verrions encore de plus grandes merveilles : jamais le Christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de Dieu, et plus fait pour l'homme qu'à la guerre. Quand vous dites, au reste, légions d'athées, vous n'entendez pas cela à la lettre; mais supposez ces légions aussi mauvaises qu'elles peuvent l'être, savez-vous comment on pourrait les combattre avec le plus d'avantage? ce serait en leur opposant le prin

eipe diametralement contraire à celui qui les aurait constituées. Soyez bien sûr que des légions d'athées ne tiendraient pas contre des légions fulminantes.

Enfin, messieurs, les fonctions du soldat sont terribles; mais il faut qu'elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l'on ne doit pas s'étonner que toutes les nations. de l'univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres; croyez que ce n'est pas sans une grande et profonde raison que le titre de DIEU DES ARMÉES brille à toutes les pages de l'Ecriture sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables! c'est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre : les hommes s'en prennent ordinairement aux souverains, et rien n'est plus naturel : Horace disait en se jouant: « Du délire des rois les peuples sont punis.

Mais J.-B. Rousseau a dit avec plus de gravité et de véritable philosophie :

« C'est le courroux des rois qui fait armer la terre, « C'est le courroux du Ciel qui fait armer les rois. » Observez de plus que cette loi déjà si terrible de la guerre n'est cependant qu'un cha

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