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Mais l'entretien est beaucoup plus sage; il suppose un sujet, et si ce sujet est grave, il me semble que l'entretien est subordonné aux régles de l'art dramatique, qui n'admettent point un quatrième interlocuteur (1). Cette régle est dans la nature. Si nous avions ici un quatrième, il nous gênerait fort.

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Quant au dialogue, ce mot ne représente qu'une fiction; car il suppose une conversation qui n'a jamais existé. C'est une œuvre purement artificielle: ainsi on peut en écrire autant qu'on voudra; c'est une composition comme une autre, qui part toute formée comme Minerve, du cerveau de l'écrivain; et les dialogues des morts, qui ont illustré plus d'une plume, sont aussi réels, et même aussi probables, que ceux des vivants publiés par d'autres auteurs. Ce genre nous est donc absolument étranger.

Depuis que vous m'avez jeté l'un et l'autre dans les lectures sérieuses, j'ai lu les Tusculanes de Cicéron, traduites en français par le président Bouhier et par l'abbé d'Olivet. Voilà encore une œuvre de pure imagination, et qui ne donne pas seulement l'idée d'un

(1) Nec quarta loqui persona laboret. (Hor.)

entretien réel. Cicéron introduit un auditeur qu'il désigne tout simplement par la lettre A: il se fait faire une question par cet auditeur imaginaire, et lui répond tout d'une haleine par une dissertation régulière : ce genre ne peut être le nôtre. Nous ne sommes point des lettres majuscules; nous sommes des êtres très réels, très palpables: nous parlons pour nous instruire et pour nous consoler. Il n'y a entre nous aucune subordination; et, malgré la supériorité d'âge et de lumières, vous m'accordez une égalité que je ne demande point. Je persiste donc à croire que si nos entretiens étaient publiés fidèlement, c'est-àdire avec toute cette exactitude qui est possible.... Vous riez, M. le sénateur ?

LE SÉNATEUR.

Je ris en effet, parce qu'il me semble que, sans vous en apercevoir vous argumentez puissamment contre votre projet. Comment pourriez-vous convenir plus clairement des inconvénients qu'il entraînerait qu'en nous entraînant nous-mêmes dans une conversation sur les conversations? Ne voudriez-vous pas aussi l'écrire, par hasard ?

LE CHEVALIER.

Je n'y manquerais pas, je vous assure, si je publiais le livre ; et je suis persuadé que personne ne s'en fâcherait. Quant aux autres digressions inévitables dans tout entretien réel, j'y vois plus d'avantages que d'inconvénients, pourvu qu'elles naissent du sujet et sans aucune violence. Il me semble que toutes les vérités ne peuvent se tenir debout par leurs propres forces : il en est qui ont besoin d'être, pour ainsi dire, flanquées par d'autres vérités, et de là vient cette maxime très vraie que j'ai lue je ne sais où: Que pour savoir bien une chose il fallait en savoir un peu mille. Je crois donc que cette facilité que donne la conversation, d'assurer sa route en étayant une proposition par d'autres lorsqu'elle en a besoin ; que cette facilité, dis-je, transportée dans un livre, pourrait avoir son prix et mettre de l'art dans la négligence.

LE SÉNATEUR,

Ecoutez, M. le chevalier, je le mets sur votre conscience, et je crois que notre ami en fait autant. Je crains peu, au reste, que la responsabilité puisse jamais vous ôter le

sommeil, le livre ne pouvant faire beaucoup de mal, ce me semble. Tout ce que nous vous demandons en commun, c'est de vous garder sur toutes choses, quand même vous ne publieriez l'ouvrage qu'après notre mort, de lire dans la préface : J'espère que le lecteur ne regrettera pas son argent (1), autrement vous nous verriez apparaître comme deux ombres furieuses, et malheur à vous!

LE CHEVALIER.

N'ayez pas peur je ne crois pas qu'on me surprenne jamais à piller Locke, après la peur que vous m'en avez faite.

Quoi qu'il en puisse arriver dans l'avenir, voyons, je vous en prie, où nous en sommes aujourd'hui. Nos entretiens ont commencé par l'examen de la grande et éter nelle plainte qu'on ne cesse d'élever sur le succès du crime et les malheurs de la vertu; et nous avons acquis l'entière conviction qu'il n'y a rien au monde de moins fondé que cette plainte, et que pour celui même qui ne croirait pas à une autre vie, le parti de la vertu serait toujours le plus sûr pour obtenir la plus

(1) Voy. tom. I, p. 369.

haute chance de bonheur temporel. Ce qui a été dit sur les supplices, sur les maladies et sur les remords ne laisse pas subsister le moindre doute sur ce point. J'ai surtout fait une attention particulière à ces deux axiomes fondamentaux: savoir, en premier lieu, que nul homme n'est puni comme juste, mais toujours comme homme, en sorte qu'il est faux que la vertu souffre dans ce monde : c'est la nature humaine qui souffre, et toujours elle le mérite; et secondement, que le plus grand bonheur temporel n'est nullement promis, et ne saurait l'être, à l'homme vertueux mais à la vertu. Il suffit en effet, pour que l'ordre soit visible et irréprochable, même dans ce monde, que la plus grande masse de bonheur soit dévolue à la plus grande masse de vertus en général; et l'homme étant donné tel qu'il est, il n'est pas même possible à notre raison d'imaginer un autre ordre de choses qui ait seulement une apparence de raison et de justice. Mais comme il n'y a point d'homme juste, il n'y en a point qui ait droit de se refuser à porter de bonne grâce sa part des misères humaines, puisqu'il est nécessairement criminel ou de sang criminel; ce qui nous a conduits à examiner á

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