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civiles dans une incertitude et une stupeur qui ne leur permirent pas de réfléchir sur leur absurdité.

Le 21 mars, dans l'après-midi, Suchet apprit par le télégraphe l'entrée de Buonaparte à Paris. Le 22 il reçut un courrier que ce chef lui avoit expédié d'Autun: dès-lors il rompit le silence. Le 23 au matin, il réunit chez lui l'état-major général de la division, ainsi que les officiersgénéraux de toutes les armes, et leur dit, qu'afin de mieux maintenir le pays, il avoit cru devoir réprimer leur attachement pour leur Empereur; mais que c'étoit avec la plus vive satisfaction qu'il leur annonçoit maintenant le retour de ce prince auguste; que le moment étoit arrivé où ils pouvoient se livrer à toute leur joie; que néanmoins, vu la solennité du jour (c'étoit le jeudi saint) et pour ne pas scandaliser les dévôts par des scènes trop bruyantes, il leur demandoit leur parole d'honneur qu'ils maintiendroient la troupe dans le calme jusqu'au dimanche 26, jour de Pâques ; que c'étoit le jour de la résurrection que la cocarde tricolore devoit repàroître; qu'il la feroit prendre à la parade, et qu'en même temps le drapeau tricolor seroit placé sur la flèche de la cathédrale.

La parole d'honneur fut donnée; mais en

sortant de chez le maréchal, des officiers coul rurent aux casernes et aux lieux publics pour répandre l'heureuse nouvelle. La lie du peuple et quelques jeunes gens qui n'ont reçu d'autre éducation que celle de la révolution, se réunirent aux soldats insurgés par leurs propres officiers, pour opérer, dès le 23, une révo lution que Suchet, par des motifs qu'on ne connoît pas, vouloit retarder jusqu'au jour de la résurrection.

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Les jeudi, vendredi et samedi saints devinrent des jours de saturnales qu'il seroit dégoûtant de décrire (1): une seule scène suffira pour qu'on puisse s'en faire une idée. Le 23, â onze heures du soir, on vit une multitude d'officiers ivres se rendre à l'hôtel de la préfecture; ils violèrent l'asile du premier magistrat, le foréèrent de se rendre, dans lé négligé où il se trouvoit, au milien d'eux dans la cour, et, au son de la musique et en lui plaçant les pointes des épées sur la poi

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(1) La majorité des soldats étoit dans une ivresse continuelle; ils dépensoient journellement 3 francs et plus dans les tavernes et autres lieux publics, ce qui ne laisse aucun doute sur les distributions d'argent qui leur étoient faites pour les porter à la révolte et au parjure.

trine, ils l'astreignirent à crier : Vive l'Empereur!

Le 23 mars, le général baron de Volckmann, qui commandoit dans le fort de Kehl, avoit fait notifier à Suchet que le pont du Rhin seroit rompu, dès l'instant où l'on verroit flotter le drapeau tricolor sur la tour de la cathédrale. Le signal de la rébellion ayant été arboré le même jour à deux heures, le général autrichien tint parole à trois heures. Le maréchal lui envoya des députations d'officiers et des aidesde camp pour se plaindre de cet acte, qui paroissoit indiquer des dispositions ennemies, tandis que Buonaparte vivoit dans la plus grande intimité avec la cour de Vienne. Le général Volkmann ne changea rien à ses dispositions; il surveilla les agens et les émissaires de la rébellion avec une sévérité qui désespéra leurs chefs.

Le conseil général du département du BasRhin, prévoyant que la guerre seroit inévitable, et que la ville seroit encore une fois exposée à un blocus, avoit invité, dès le 20 mars, les habitans à former des approvisionnemens, et annoncé des adjudications de marchés et fournitures militaires de tout genre pour le service des places. Quantité de soumissionnaires sol

vables se présentèrent, et offrirent d'effectuer les fournitures nécessaires, si on vouloit payer d'abord celles qu'on avoit faites en pareille circonstances en 1814. Le conseil général s'occupoit de satisfaire à cette demande, lorsque le 23 mars, après la révolution militaire, tous, d'un commun accord, retirèrent leurs soumissions, et déclarèrent qu'ils ne vouloient fournir que pour le compte du Roi.

Dès ce moment toutes les affaires de commerce cessèrent; toutes les transactions particulières, tous les actes publics furent suspendus; les ventes des biens communaux et des forêts furent arrêtées faute d'acheteurs; le crédit fut totalement perdu, et tout présageoit l'impossibilité de faire dorénavant rentrer les impôts. Alors Suchet, imitant l'exemple des commissaires de la convention de 1793, frappa des requisitions arbitraires qui furent exécutées par les agens terroristes. Le préfet Kergariou, après l'horrible scène dont il avoit failli être la victime, étant parti avec sa famille, l'administration resta entre les mains des factieux, qui ne parlèrent que de mettre en vigueur les mesures par lesquelles, en 1793, ils avoient fait détester la révolution.

Nous terminons ce récit par quelques ob

servations générales qui se rapportent à la composition de la garnison de Strasbourg et á l'esprit des habitans de l'Alsace. La plus grande partie des officiers supérieurs et autres, et no2 tamment les jeunes gens de l'artillerie et du génie, sortis de l'école Polytechnique et de celle de Saint-Cyr, ont parfaitement secondé leur chef en portant les troupes à la révolte. Une moitié de celles-ci se composoit d'homines rentrés des prisons de Hongrie, de Russie et d'Angleterre, qui dans les guerres d'Espagne et du Nord avoient contraeté l'habitude de tous les excès que toléróit Buonaparte. Ces hommes, devenus étrangers aux travaux de l'agriculture, avoient coutume de dire dans leur jargon, que la terre étoit trop basse pour eux. Accoutumés à la vie des camps, ils détestent le régime régulier des garnisons, et ne désirent que la guerre, qui leur guerre, qui leur permet de vivre à discrétion dans les pays envahis. L'autre moitié étoit en grande partie formée par un assemblage de paysans et d'hommes des dernières classes de la société, vrais idiots, suivant machinalement l'impulsion que leurs chefs et leurs camarades leur donnoient. Ce furent de telles gens qui, mettant leur intérêt et leurs passions à la place du vœu national, préten

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