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MÉLANGES

RELATION

DU BANNISSEMENT DES JESUITES

DE LA CHINE

PAR L'AUTEUR DU COMPÈRE MATTHIEU.

(4768)

La Chine, autrefois entièrement ignorée, longtemps ensuite défigurée à nos yeux, et enfin mieux connue de nous que plusieurs provinces d'Europe, est l'empire le plus peuplé, le plus florissant, et le plus antique de l'univers. On sait que, par le dernier dénombrement fait sous l'empereur Kang-hi, dans les seules quinze provinces de la Chine proprement dite on trouva soixante millions d'hommes capables d'aller à la guerre, en ne comptant ni les soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de soixante ans, ni les jeunes gens au-dessous de vingt, ni les mandarins, ni les lettrés, encore moins les femmes : à ce compte, il paraît difficile qu'il y ait moins de cent cinquante millions d'âmes, ou soi-disant telles, à la Chine.

Les revenus ordinaires de l'empereur sont deux cents millions

1. Je rétablis le titre de l'opuscule de Voltaire tel qu'il est dans l'édition originale, in-8o de 28 pages, qui dut paraître à la fin de mars.

Dans beaucoup d'éditions des OEuvres de Voltaire la Relation est classée parmi les Dialogues, et intitulée l'Empereur de la Chine et frère Rigolet.

Voltaire, à qui on avait attribué le Compère Matthieu (voyez tome XXVI, page 411), prenait sa revanche en donnant un de ses ouvrages comme étant de l'auteur du Compère Matthieu. (B.)

27.

MELANGES. VI.

1

d'onces d'argent fin, ce qui revient à douze cent cinquante millions de la monnaie de France, ou cent vingt-cinq millions de ducats d'or.

Les forces de l'État consistent, nous dit-on, dans une milice d'environ huit cent mille soldats. L'empereur a cinq cent soixante et dix mille chevaux, soit pour monter les gens de guerre, soit pour les voyages de la cour, soit pour les courriers publics.

On nous assure encore que cette vaste étendue de pays n'est point gouvernée despotiquement, mais par six tribunaux principaux qui servent de frein à tous les tribunaux inférieurs.

La religion y est simple, et c'est une preuve incontestable de son antiquité. Il y a plus de quatre mille ans que les empereurs de la Chine sont les premiers pontifes de l'empire; ils adorent un Dieu unique, ils lui offrent les prémices d'un champ qu'ils ont labouré de leurs mains. L'empereur Kang-hi écrivit et fit graver dans le frontispice de son temple ces propres mots : « Le Chang-ti est sans commencement et sans fin; il a tout produit; il gouverne tout; il est infiniment bon et infiniment juste. »

Yong-tching, fils et successeur de Kang-hi, fit publier dans tout l'empire un édit qui commence par ces mots : « Il y a entre le Tien et l'homme une correspondance sûre, infaillible, pour les récompenses et les châtiments 1. »

Cette religion de l'empereur, de tous les colaos, de tous les lettrés, est d'autant plus belle qu'elle n'est souillée par aucune superstition.

Toute la sagesse du gouvernement n'a pu empêcher que les bonzes ne se soient introduits dans l'empire; de même que toute l'attention d'un maître d'hôtel ne peut empêcher que les rats ne se glissent dans les caves et dans les greniers.

L'esprit de tolérance, qui faisait le caractère de toutes les nations asiatiques, laissa les bonzes séduire le peuple; mais, en s'emparant de la canaille, on les empêcha de la gouverner. On les a traités comme on traite les charlatans: on les laisse débiter leur orviétan dans les places publiques; mais s'ils ameutent le peuple, ils sont pendus. Les bonzes ont donc été tolérés et réprimés.

L'empereur Kang-hi avait accueilli avec une bonté singulière les bonzes jésuites; ceux-ci, à la faveur de quelques sphères armillaires, des baromètres, des thermomètres, des lunettes, qu'ils

1. Duhalde, tome III, page 35, édition in-folio, 1735. (Note de Voltaire.) 2. Voyez tome XI, page 176.

avaient apportés d'Europe, obtinrent de Kang-hi la tolérance publique de la religion chrétienne.

On doit observer que cet empereur fut obligé de consulter les tribunaux, de les solliciter lui-même, et de dresser de sa main la requête des bonzes jésuites, pour leur obtenir la permission d'exercer leur religion : ce qui prouve évidemment que l'empereur n'est point despotique, comme tant d'auteurs mal instruits l'ont prétendu, et que les lois sont plus fortes que lui.

Les querelles élevées entre les missionnaires rendirent bientôt la nouvelle secte odieuse. Les Chinois, qui sont gens sensés, furent étonnés et indignés que des bonzes d'Europe osassent établir dans leur empire des opinions dont eux-mêmes n'étaient pas d'accord; les tribunaux présentèrent à l'empereur des mémoires contre tous ces bonzes d'Europe, et surtout contre les jésuites; ainsi que nous avons vu depuis peu les parlements de France requérir et ensuite ordonner l'abolition de cette société1.

Ce procès n'était pas encore jugé à la Chine, lorsque l'empereur Kang-hi mourut, le 20 décembre 1722. Un de ses fils, nommé Yong-tching, lui succéda; c'était un des meilleurs princes que Dieu ait jamais accordés aux hommes. Il avait toute la bonté de son père, avec plus de fermeté et plus de justesse dans l'esprit. Dès qu'il fut sur le trône, il reçut de toutes les villes de l'empire des requêtes contre les jésuites. On l'avertissait que ces bonzes, sous prétexte de religion, faisaient un commerce immense; qu'ils prêchaient une doctrine intolérante; qu'ils avaient été l'unique cause d'une guerre civile au Japon, dans laquelle il était péri plus de quatre cent mille âmes; qu'ils étaient les soldats et les espions d'un prêtre d'Occident, réputé souverain de tous les royaumes de la terre; que ce prêtre avait divisé le royaume de la Chine en évêchés; qu'il avait rendu des sentences à Rome contre les anciens rites de la nation, et qu'enfin, si l'on ne réprimait pas au plus tôt ces entreprises inouïes, une révolution était à craindre.

L'empereur Yong-tching, avant de se décider, voulut s'instruire par lui-même de l'étrange religion de ces bonzes; il sut qu'il y en avait un, nommé le frère Rigolet, qui avait converti quelques enfants des crocheteurs et des lavandières du palais; il ordonna qu'on le fit paraître devant lui.

Ce frère Rigolet n'était pas un homme de cour comme les frères Parennin et Verbiest. Il avait toute la simplicité et l'enthou

1. Voyez tome XV, page 399; et XVI, 100.

2. Ces deux jésuites avaient été les favoris de l'empereur Kang-hi

siasme d'un persuadé. Il y a de ces gens-là dans toutes les sociétés religieuses; ils sont nécessaires à leur ordre. On demandait un jour à Oliva, général des jésuites, comme il se pouvait faire qu'il y eût tant de sots dans une société qui passait pour éclairée; il répondit: Il nous faut des saints. Ainsi donc saint Rigolet comparut devant l'empereur de la Chine.

Il était tout glorieux, et ne doutait pas qu'il n'eût l'honneur de baptiser l'empereur dans deux jours au plus tard. Après qu'il eut fait les génuflexions ordinaires, et frappé neuf fois la terre de son front, l'empereur lui fit apporter du thé et des biscuits, et lui dit : « Frère Rigolet, dites-moi en conscience ce que c'est que cette religion que vous prêchez aux lavandières et aux crocheteurs de mon palais.

FRÈRE RIGOLET.

Auguste souverain des quinze provinces anciennes de la Chine et des quarante-deux provinces tartares, ma religion est la seule véritable, comme me l'a dit mon préfet le frère Bouvet, qui le tenait de sa nourrice. Les Chinois, les Japonais, les Coréens, les Tartares, les Indiens, les Persans, les Turcs, les Arabes, les Africains, et les Américains, seront tous damnés. On ne peut plaire à Dieu que dans une partie de l'Europe, et ma secte s'appelle la religion catholique, ce qui veut dire universelle1.

L'EMPEREUR.

Fort bien, frère Rigolet. Votre secte est confinée dans un petit coin de l'Europe, et vous l'appelez universelle ! Apparemment que vous espérez de l'étendre dans tout l'univers.

FRÈRE RIGOLET.

Sire, Votre Majesté a mis le doigt dessus; c'est comme nous l'entendons. Dès que nous sommes envoyés dans un pays par le révérend frère général, au nom du pape qui est vice-dieu en terre, nous catéchisons les esprits qui ne sont point encore pervertis par l'usage dangereux de penser. Les enfants du bas peuple étant les plus dignes de notre doctrine, nous commençons par eux; ensuite nous allons aux femmes, bientôt elles nous donnent leurs maris, et dès que nous avons un nombre suffisant de prosélytes, nous devenons assez puissants pour forcer le souverain à gagner la vie éternelle en se faisant sujet du pape.

L'EMPEREUR.

On ne peut mieux, frère Rigolet; les souverains vous sont fort

1. Voyez tome XVI, page 426.

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