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CHAPITRE V.

Expédition de Saint-Domingue. Préparatifs contre l'Angleterre. Camp de Boulogne. Considérations générales sur le gouverne

ment consulaire.

Saint-Domin

gue 1801.

TEL étoit l'irrésistible ascendant du consul que, Expédition de dans toutes les circonstances, il put vouloir, sans opposition, exécuter, sans obstacle, les entreprises les plus hautement condamnées par l'opi- Janvier 1802. nion publique. Personne ne posséda au même degré cette audace qui s'empare des événe→ les interprète, les oppose avec l'appareil imposant de l'autorité dictatoriale au jugement des hommes, et les fait servir à l'accomplissement d'un vaste dessein. Dans toutes ses entre→ prises, l'œil fixé sur le but, Bonaparte ne tint jamais compte de ce qu'il feroit verser, pour l'atteindre, de pleurs et de sang.

mens,

L'expédition d'Egypte avoit fait, à la répu blique, des plaies qui saignoient encore, lorsque le consul manifesta, par d'immenses préparatifs de forces de terre et de mer, la résolution de rattacher à la France l'ile de Saint-Domingue, révolutionnée par ces mêmes noirs qu'elle

avoit rendus à la liberté. Il représentoit cette dé termination comme un devoir que l'honneur, l'intérêt de notre commerce et la politique imposoient au gouvernement. Mais l'opinion publique accueilloit mal les raisons apparentes d'une entreprise dont on cachoit vainement le vrai motif. La guerre atroce que l'invasion de l'Egypte avoit allumée, la ruine totale de notre marine, une florissante armée, ancienne d'honneur et de gloire, fondue en peu de mois sous un ciel et sur un sol embrasés, étoient encore présens à notre mémoire.

Nous étions prémunis contre ces expéditions hasardeuses, dont le motif n'étoit rien moins que patriotique.

L'expédition de Saint-Domingue répandit l'effroi dans toute la France, même une sorte d'horreur. L'armée elle-même calcula, prévit toutes les chances; et, si elle ne s'en étonna pas, recula moins encore devant le danger.

elle

Les improbateurs disoient hautement qu'elle avoit pour objet principal de purger la France de tout ce qu'elle renfermoit encore d'énergiques républicains. On représentoit ceux-ci comme des victimes que Bonaparte exigeoit pour sa propre sûreté et pour affranchir son ambition de l'obstacle qu'il avoit le plus à redouter. En un mot, où l'accusoit de la perfide intention de déporter

des Français dont la présence importunoit -ses vues secrètes, et de se servir d'eux pour remettre en sa possession la plus riche de nos colonies (1).

(1) L'armée avoit déjà subi, sous le gouvernement consulaire, de nombreuses réformes. L'épuration atteignoit également la toge et les armes. Ces invincibles légions, que l'Europe nommoit républicaines, dissoutes. et réorganisées sous d'autres chefs, recevoient une direction plus conforme à l'esprit qui dirigeoit la marche du chef de l'armée et de l'état. On voyoit, dans la capitale, s'accumuler des officiers de tout grade, qui, fiers du motif de leur destitution, autant qu'affligés de leur oisive existence, luttant contre la pauvreté, supportant le dédain et l'espèce de réprobation dont ils étoient frappés, n'aspiroient qu'à se dévouer de nouveau pour la patrie.

Le magistrat d'une république, qui se propose d'en être le tyran, craint les hommes qui l'ont servie; et s'il désespère de les corrompre, ou si leur gloire les place si haut qu'il ne puisse les avilir, il les traîne à leur perte en les transformant en conspirateurs.

Depuis qu'un affranchissement prématuré avoit brisé la chaîne des noirs, cette chaîne que par degrés il falloit détendre et laisser tomber de leurs mains, la colonie de Saint-Domingue offroit l'aspect d'un repaire habité par des bêtes féroces. Victimes eux-mêmes d'une philantropie poussée jusqu'au fanatisme, et privés du bienfait d'une éducation qui les eût préparés au régime social, ils ne surent qu'abuser de leur liberté, parce qu'ils n'en avoient pas le sentiment, parce qu'ils n'en

Projet de des- Le génie de Bonaparte ne reposoit pas; il gleterre, 1803 exerçoit, par tout ce que la gloire offre d'appas à

cente en An

et 1804.

connoissoient ni le principe ni les limites; elle fut dans leurs mains une arme qu'ils tournèrent contre euxmêmes, après avoir assouvi la rage qui les animoit contre leurs maîtres. Ce passage des vengeances à la plus effrénée anarchie avoit été vainement prévu. La lutte des passions, des partis, des factions qui naquirent de leurs barbares discordes, avança jusqu'à un certain point, dans ces hommes nouveaux, le dévelop→ pement de leur intelligence. Sans civilisation, ils reconnurent des droits et des devoirs; sans morale, ils se soumirent à des lois; et, jaloux par instinct de leur indépendance, ils marchèrent et combattirent sous des chefs par nécessité. Ainsi, dans toutes les races humaines, commença l'ordre politique et social. C'est pourquoi les hommes de couleur, nourris, instruits parmi les blancs, s'élevèrent rapidement au-dessus des hordes africaines, qui, ayant perdu, sous une discipline plus que sévère, l'innocence des passions, n'avoient rien acquis, si ce n'est les vices de la servitude, et surtout l'art de les opposer avec adresse à la cupidité, à l'avarice, à la luxure de leurs maîtres. Parmi ces colons de couleur, il en est qui ont réuni à beaucoup d'intelligence un caractère ferme et résolu, une bravoure imposante, une tactique indiquée par les localités et le climat, et cette éloquence de sentiment et d'images qui captive infailliblement les hommes de la nature. Toussaint Louverture, noir d'origine, et né dans l'état servile; Toussaint, qui jeta dans la colonie de Saint-Do

la valeur, l'activité de l'esprit français, fixoit sa légèreté, lui imprimoit son propre caractère. Il

mingue les fondemens d'une association politique d'après le modèle de nos propres institutions, s'offre comme une exception à la règle commune.

On savoit en France que les noirs obéissoient à Toussaint Louverture, et que cet homme extraordinaire exerçoit l'autorité civile et militaire. La supériorité de ses talens étoit généralement reconnue, et les colons blancs eux-mêmes attestoient que lui seul pouvoit rétablir l'ordre, remettre en vigueur la culture, et garantir leurs propriétés; ils s'accordoient tous à dire que Toussaint, prudemment ménagé, conserveroit pour la France l'ile de Saint-Domingue, et la préserveroit désormais de la sanglante anarchie où l'avoit entraînée l'abus de la liberté. Jusqu'en 1799, le gouvernement avoit vu ses intentions mal remplies, et ses espérances trompées par l'impéritie, la rivalité et l'avarice de ses commissaires, les uns augmentant le désordre par l'exagération de leurs principes, les autres exploitant pour leur compte la colonie, et la désertant avec leur proie.

Au mois de septembre 1799, le directoire apprend que Rigaud, à la tête d'un parti, a pris les armes contre Toussaint, pour protéger les colons qui restent attachés à la république. Les noirs abandonnent de nouveau leurs ateliers, et le gouvernement est joué par un ambitieux incapable de le servir.

Cependant Toussaint Louverture songe à régulariser

son gouvernement, et à déposer les faisceaux de sa dictature. Il rédige une constitution républicaine, qu'il octobre 1801.

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